La douloureuse toile de fond de notre hospice fut sans doute, celle concernant les filles-mères rejetées et les enfants abandonnés. Même si un édit royal rendait obligatoire pour les femmes une déclaration de grossesse, peu de filles-mères s’y conformaient et les registres d’entrée de l’établissement hospitalier sont là pour nous le rappeler : « Le 2 septembre 1727, Claire P. du village de Saint-Georges (de Luzençon), âgée de 23 ans, sourcils noirs, visage agréable et teint fin, étant enceinte et rebutée par ses parents ». Treize jours plus tard, c’est « Catherine B. de Mélac, paroisse de Saint-Rome-de-Cernon, âgée de 25 ans, qui chassée par ses parents, parce qu’enceinte, sollicite l’hôpital ».
Des cas similaires se comptent par centaines, on peut aussi lire « qu’une jeune fille de dix-sept ans disant qu’elle avait accouché d’une fille depuis trois semaines, son père ne voulant plus rien savoir » (Registre d’entrée 1724-1734, Archives municipales fonds de l’Hôpital, F1)… mais la vie s’avérait parfois bien plus cruelle surtout lorsque l’abandon commençait dès la naissance.
Comme le rappelait André Maury : « Après les mamans, voici les bébés. Une des manifestations les plus tristes de la misère sous l’ancien Régime est le très grand nombre d’enfants abandonnés. Ils étaient placés le plus possible à la campagne chez des nourrices . Ce jourd’hui, à cinq heures du matin, on a exposé une fille n’ayant pas deux jours. Ayant reçu le nom d’Anne, elle est confiée en nourrice à Carbassas… Antoine, âgé de deux ans ou environ, a été déposé à huit heures du soir, à la porte de l’hôpital, avec un billet attaché sur la tête qui prie MM. les Administrateurs d’en avoir soin »…
Le 22 septembre 1726, on a trouvé, au matin, un enfant âgé d’environ dix-huit mois, sur le pont, devant la porte du moulin (il s’agit bien de notre Vieux-Moulin), avec un billet portant qu’il s’appelle François, sans père ni mère, et puisque l’hôpital est pour les pauvres, on aura donc soin de lui. À trois heures du matin, on a exposé un enfant plié dans de vieux lambeaux auquel on a donné le nom de Lazare, ce dernier étant fort maigre et en mauvais état, il sera changé de nourrice ».
Plus tard, nous lisons « et avons encore changé ledit enfant parce que ladite nourrice n’avait plus de lait ». Pauvres petites créatures » (La vie et le rayonnement de l’Hôpital de Millau au début du XVIIIe siècle [1724-1734], revue d’Études Millavoises, conférence du 6 février 1965).
La fin du XVIIIe siècle et le début du XIXe siècle sont multipliés par ce fléau des abandons à la naissance.
Aussi à Millau, on mettra en place de 1797 à 1843, le tour de l’Hospice qui consiste en une boîte tournante placée dans le mur de l’hospice (d’où le nom de tour) dans laquelle la mère dépose le bébé ; elle fait tourner la boîte et sonne une cloche pour avertir le personnel de l’établissement. Ce tour rendit de précieux services en recevant les enfants trouvés ; malheureusement les abus furent tels qu’on dut le fermer.
L’Hôpital général devenu « Hospice »
En 1777, ses revenus s’élevaient à 7552 livres et les charges à 1389 livres, ce qui ramenait le revenu net à 6153 livres, provenant pour une bonne part de 4 domaines, dont celui du Larzac était affermé 1580 livres et celui de Brocuéjouls 1400 livres (Archives du Lot, C1351). Il y vivait quatre-vingt-quinze pauvres en permanence, dont soixante et onze chômeurs, trente enfants bâtards, trois vagabonds. Sur le nombre, on comptait dix-neuf malades.
Durant cette période et jusqu’à la Révolution, l’hôpital général de Millau soignait bien plus l’indigence que la maladie, c’était davantage un asile pour les malheureux qu’un établissement de soins.
À la Révolution « L’Hôpital général » fut transformé en Hospice civil et il ne s’occupa plus des déboires des étrangers de Millau, mais exclusivement des Millavois. L’organisation interne fut radicalement modifiée : suppression du chapelain, renvoi des sœurs hospitalières remplacées par des laïques.
Le 25 avril 1794 (6 floreal an II), les quatre sœurs de l’Union qui desservaient l’Hôpital sont mandées devant la Municipalité de Millau, pour prêter le serment requis par la Loi. Sur leur refus, elles sont renvoyées de l’Hôpital, déclarées suspectes et mises en prison. Quelques-unes d’entre elles, après la dissolution de leur congrégation, rentreront à l’Hospice comme servantes à gages.
Un arrêté du 4 floréal (23 avril) avait aussi condamné à la réclusion d’autres religieuses de la ville qui avaient refusé de prêter le serment (d’après Jules Artières, Millau à travers les siècles, 1943, p.305).
L’hôpital s’appauvrit, car même s’il conserve ses propriétés, il ne perçoit plus les droits féodaux (impôts seigneuriaux), ses revenus diminuent…
Les enfants trouvés
L’établissement d’un tour à Millau où les enfants étaient exposés sans qu’il en coûtât rien devait les y faire porter en grand nombre. Le décret du 19 janvier 1811 indique dans son article 3 : « Dans chaque hospice destiné à recevoir des enfants trouvés, il y aura un tour où ils devront être déposés. »
Tous les départements ne vont pas mettre en place un tour, mais dans l’Aveyron, ce sont 8 tours qui vont être installés : Rodez, Millau, Villefranche-de-Rouergue, Saint-Affrique, Espalion, Conques, Mur de Barrez et Saint Geniez, mais ils seront tous progressivement supprimés. Les premiers le furent dès le 27 septembre 1811 : les trois tours de Mur de Barrez, Saint Geniez et Conques.
Le préfet de l’Aveyron décide de fermer les tours d’Espalion et de Saint-Affrique le 30 juin 1829. Du fait de ces fermetures, le nombre d’enfants exposés à Millau est chaque année de plus en plus considérable.
En 1830, nous rappelle Joseph Rouquette : « l’hospice (de Millau) en avait reçu onze cents. Ces frêles créatures, venant souvent de loin, voyageant sans soins et par tous les temps, arrivaient à l’hospice où on n’avait à leur donner que de l’eau sucrée et du lait de chèvre. Mis en nourrice, bientôt après, les nouveau-nés avaient à supporter les fatigues d’un nouveau déplacement. Plusieurs mourraient avant de quitter l’hospice ; d’autres, à peine arrivés à leur destination, s’éteignaient dans les bras de leurs nourrices. D’après les recensements officiels, on voit que, tous les ans, la mort faisait plus que décimer cette jeune et malheureuse portion de la population hospitalière.
La plupart de ceux qui survivaient étaient abandonnés pour toujours de leurs parents. Rarement on en réclamait quelques-uns. Plusieurs restaient dans les maisons où ils avaient été élevés et passaient leur vie occupés aux travaux des champs. Leur sort était moins à plaindre ; ils avaient une famille ; ils avaient une mère qui souvent les aimait comme ses propres enfants. Le plus grand nombre rentrait à l’hospice après avoir quitté la nourrice. À l’occasion de l’exposition de ces pauvres enfants, relevons quelques faits qui prouvent que dans cette société troublée d’où étaient sortis tant de désordres, toute idée de justice n’avait pas disparu de la conscience humaine.
Il arriva souvent, surtout après les mauvais jours de la Révolution, lorsque la religion eut repris son empire sur les âmes, qu’en portant un enfant au tour on y portât aussi une certaine somme d’argent qu’on cachait dans ses langes ou qu’on remettait de la main à la main. Un jour, on trouva dans le maillot d’un de ces malheureux abandonnés six Louis de 24 francs. Quelquefois l’offrande était moindre. Elle consistait en une pièce d’or ou d’argent, un écu de six francs par exemple. C’était évidemment l’obole de quelques pauvres filles tombées, mais point perverties.
Des personnes plus riches qui, pour sauver leur honneur, avaient exposé leurs enfants offraient de plus larges compensations. Deux inconnus, à quelques jours d’intervalle, mirent dans le tronc de la chapelle de l’hospice, l’un 3000 francs, l’autre 829 francs.
En 1811, l’abbé Lacoste, aumônier, reçut, à différentes reprises, une fois 20 louis d’or de 24 francs, et 20 pièces de six francs, une seconde fois, 1484 francs et une troisième fois, 952 francs. Tous ces dons, faits sous le voile de l’anonymat et une foule d’autres de moindre importance qui sont consignés dans le livre du casuel, étaient un dédommagement offert à l’hospice pour les frais occasionnés par les enfants trouvés. Les prêtres de Millau, ceux des paroisses de la campagne, étaient presque toujours les intermédiaires dont on se servait pour accomplir ces restitutions.» (Histoire de l’hôpital de Millau, Millau, 1890)
Phénomène nouveau, des enfants issus d’autres départements viennent se faire abandonner dans l’Aveyron, notamment ceux de l’Hérault, du Cantal, de la Lozère ou même du Tarn-et-Garonne. La raison en est que le Tarn qui avait six tours n’en avait conservé que deux. Dans l’Aveyron il en reste trois, mais on ne peut pas continuer de payer pour tout le monde et l’hospice de Villefranche voit soit tour fermé le 1er juillet 1830.
Revenons à Millau avec la plume de Joseph Rouquette : « Les enfants trouvés furent pour l’hospice, surtout dans les premiers temps, un grand embarras et une occasion de forte dépense. Les secours donnés pour ce service, soit par l’État, soit par le département, soit par la commune, restèrent ordinairement au-dessous des frais exposés. Il fallait mettre ces enfants en nourrice, les pourvoir de layettes et de vêtures, payer une pension aux familles qui les gardaient jusqu’à l’âge de sept, huit, neuf et dix ans. Rentrés à l’hospice on les nourrissait pendant leur apprentissage ou on les louait. Sous la Restauration, on exigea que tous les établissements, chargés d’enfants trouvés, eussent, à leurs frais, des maîtres et des maîtresses d’école pour les instruire, des médecins pour vacciner et visiter ceux qui se trouvaient à la campagne.
De l’an IV à l’an XII de la République, l’hospice de Millau dépensa pour ses enfants trouvés 35 000 francs et n’en reçut que 22 000.
En 1808, outre les enfants trouvés, l’hospice avait à sa charge 122 enfants légitimes appartenant à des familles indigentes à chacune desquelles on donnait un secours mensuel de 7 francs.
En 1815, l’État, pour le service des enfants trouvés, devait à l’hospice 51 918 francs.
Sous la Restauration, le budget des dépenses pour les enfants trouvés se portait ordinairement de dix à quinze mille francs.
Les revenus de l’hospice ne pouvant suffire à toutes ces dépenses, la commission arrêta qu’on ne donnerait des secours qu’à quatre enfants légitimes originaires de Millau et qu’on réduirait, autant que possible, le nombre des enfants trouvés.
En 1830, le tour de Saint-Affrique ayant été réuni à celui de Millau, le nombre des enfants naturels portés à l’hospice de Millau s’accrut, d’année en année, d’une manière effrayante. Les registres des délibérations portent, qu’en 1835, il y en avait près de sept cents, et qu’il en entrait quatre-vingts à cent par an. Les frais exposés pour l’entretien de ces enfants se portèrent cette année-là à 33 380 francs ; malgré cette élévation de dépense, l’État ne donna que 29 882 francs. Cette même année, la commission, exécutant les instructions ministérielles, renvoya de l’hospice trente-quatre enfants qui avaient des mères connues. C’était le prélude d’une mesure plus radicale. » (Histoire de l’hôpital de Millau, Millau, 1890)
Aux tours qui ferment les uns après les autres dans les départements voisins, l’hospice de Millau se trouve très vite débordé de tous ces abandons d’enfants qui viennent de toutes parts et ces abus qui « grèvent les finances du département de l’Aveyron » vont pousser un arrêté du ministre pris le 15 novembre 1843 et signifié par le préfet de l’Aveyron de supprimer tout simplement le tour de Millau.
Suppression du tour de l’hospice de Millau (1844)
M. le préfet de l’Aveyron vient de prendre l’arrêté suivant qui a été inséré au n° 3 du Recueil des actes administratifs, et dont l’importance et les motifs se trouvent suffisamment expliqués dans les considérants qui le précèdent ;
Nous, Préfet de l’Aveyron, etc.
Vu l’état des expositions d’enfants trouvés qui ont eu lieu depuis plusieurs années aux tours des hospices de Rodez et de Millau, duquel il résulte que le nombre des enfants trouvés au tour de Millau va toujours croissant, que notamment le chiffre de 1843, qui s’élève déjà à 103 au 1er novembre, dépasse celui de toute l’année 1842, qui n’a été que de 97, et celui de 1841, qui s’est porté à 100 ;
Vu les lettres de M. le ministre de l’Intérieur, en date du 14 septembre 1839 et 11 juillet 1840, contenant, à suite de l’inspection faite par M. l’inspecteur général Delurieu, des observations sur la situation de l’hospice de Millau et sur les enfants trouvés apportés des départements limitrophes au tour de cet hospice ;
Considérant que la progression ascendante des expositions paraît avoir pour principale cause la situation topographique de l’arrondissement de Millau, qui touche aux départements de l’Hérault, du Gard et de la Lozère, où des mesures sévères de répression ont été prises contre les expositions d’enfants trouvés ;
Considérant que, par suite de ces mesures, qui ont amené la fermeture des tours de Lodève et de Clermont (Hérault), du Vigan (Gard) et de Florac (Lozère), un assez grand nombre d’enfants trouvés appartenant à ces départements sont apportés au tour de Millau ;
Considérant que, pour mettre un terme à cet abus qui grève les finances du département de l’Aveyron à la décharge des départements limitrophes, le moyen le plus efficace consiste à supprimer le tour établi à l’hospice de Millau ; considérant que cette mesure nous a, d’ailleurs, été recommandée par les lettres ministérielles susvisées, arrêtons :
Art.1er. Le tour établi à l’hospice de Millau, pour recevoir les enfants trouvés, sera supprimé à dater du 1er janvier 1844.
Art. 2. Tous les registres et documents relatifs aux enfants trouvés, les approvisionnements en étoffes, linge et vêture, seront remis avec inventaire à l’hospice de Rodez.
Art.3. Afin de prévenir les inconvénients qui pourraient résulter de l’ignorance de la clôture du tour de Millau, et pour ne laisser aucun excuse ni prétexte aux personnes qui voudraient se prévaloir de cette ignorance pour continuer à y exposer des enfants, ou pour se soustraire aux peines prononcées par les articles 348 et 353 du Code pénal, M. M. les maires des arrondissements de Millau, Rodez et Saint-Affrique, demeurent chargés de faire publier et afficher le présent arrêté, et d’en donner connaissance à tous les médecins, chirurgiens-accoucheurs et sages-femmes de leur ressort.
Art.4. Le présent arrêté ne sera mis à exécution qu’après avoir été approuvé par M. le ministre de l’Intérieur.
En préfecture, à Rodez, le 15 novembre 1843. Le Préfet de l’Aveyron, L. de Guizard.
Approuvé : le ministre de l’Intérieur, Signé Duchatel.
Paris, le 6 janvier 1844.
En conséquence de cet arrêté, M. le préfet annonce, dans une circulaire adressée à MM. les sous-préfets et maires du département, que des mesures ont été prescrites pour que toute exposition qui aurait lieu à l’avenir aux abords de l’hospice de Millau soit poursuivie et punie selon la rigueur des lois.
MM. les maires devront donc, à partir du 1er mars prochain, diriger sur l’hospice de Rodez, désormais seul dépositaire, les enfants qui seraient trouvés exposés dans leurs communes ou qui leur seraient régulièrement présentés par des médecins accoucheurs ou des sages-femmes.
M. le préfet annonce également, dans la même circulaire qu’il s’occupe de la rédaction d’un règlement général sur le service des enfants trouvés (Journal de l’Aveyron repris dans l’Écho de la Dourbie, 3 mars 1844)
Tous les enfants exposés le seront dorénavant uniquement à Rodez jusqu’à ce qu’un nouvel arrêté du 28 novembre 1844 prenant effet au 15 juillet 1845 supprime désormais le tour annexé à l’hospice de Rodez.
Pour une durée éphémère, 5 tours des hospices des chefs-lieux d’arrondissement sont rétablis le 30 mars 1848, ce sera Rodez, Espalion, Millau, Saint-Affrique et Villefranche. Mais le conseil général de l’Aveyron, dans sa session du 28 novembre 1848, est d’avis que « tous les tours soient supprimés ».
Le 20 août 1849, le service des enfants trouvés ayant été réorganisé, le tour de Millau fut encore supprimé. À la place on établit un bureau d’admission composé de trois membres dont un était nommé par le Préfet. Les enfants qu’on voulait faire entrer à l’hospice étaient reçus par cette commission, qui, on le comprend n’était pas aussi commode que le tour. En prenant cette mesure, commandée par l’humanité et la morale publique, le gouvernement avait cru pouvoir mettre fin à des abus graves et nombreux qui s’étaient glissés dans le service fort compliqué des enfants abandonnés.
Malgré la fermeture, La presse expose dans ses faits divers les abus liés aux abandons d’enfants.
En 1854, on pouvait lire : « Trois individus ont été condamnés, à la dernière audience correctionnelle du tribunal de Millau, à un mois de prison, pour avoir exposé et délaissé, pendant la nuit, un enfant à la porte de l’hospice de cette ville » (L’Écho de la Dourbie, 28 juin 1856)
Les problèmes de financement de l’hospice restent permanents, mais au fil du XIXe siècle, l’État est plus en mesure de fournir aux dépenses. Le culte après la Révolution étant rétablie, le service des malades sera également assuré par les religieuses, et l’assistance aux indigents se fera plus que jamais. Il est question dès 1820 de rebâtir l’hôpital, celui que nous connaissons aujourd’hui, nous y reviendrons.
Marc Parguel