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Le mercredi 26 août 1942, des juifs sont raflés à Creissels…

Il est 4h45. Il fait encore sombre, comme restera sombre, mais aussi oubliée, cette matinée du mercredi 26 août 1942 dans l’histoire de Creissels, ainsi que dans celle de beaucoup de communes des quarante départements de la zone libre.

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A l’entrée du village, devant le monument aux morts, une quinzaine de gendarmes commandés par un adjudant se sont rassemblés en silence. Ils en ont reçu l’ordre verbal, seulement la veille, à 22 heures, afin de garder la date de l’opération secrète. D’ailleurs, le procès-verbal de la réunion du 8 août à laquelle assistaient les cinq préfets de la région du Bas-Languedoc a été classifié « Très secret ».

Cette réunion a eu pour but de mettre au point le ramassage des juifs étrangers qui doivent être transportés en zone occupée avant le 15 septembre 1942. Cette mesure est prescrite par la circulaire du 5 août 1942 du Secrétaire général de la Police Henri Cado, adjoint du ministre de l’Intérieur René Bousquet. Présent à la réunion, le Préfet de l’Aveyron, Pierre Marion, a pu donner des instructions précises aux responsables départementaux de la police et de la gendarmerie.

Les gendarmes connaissent donc parfaitement leur mission. A Creissels, le ramassage concerne six familles regroupant quinze juifs étrangers. Il doit débuter à 5 heures et être mené très rapidement. A cet effet, les gendarmes ont été informés du nom, de la composition et de l’adresse de la famille dont ils sont chargés. Ils ont repéré discrètement les logements. Six équipes de deux à cinq gendarmes ont été constituées pour intervenir en fonction du nombre des membres de chaque famille. Après avoir vérifié leur composition, l’adjudant donne l’ordre de départ à toutes les équipes.

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A 5 heures précises, les gendarmes tapent violemment aux portes des logements des six familles en criant : « Gendarmerie ! Ouvrez ». Peu de temps après, quatre portes s’ouvrent laissant apparaître des hommes en pyjama, à moitié endormis, mais surtout étonnés de voir des gendarmes à leur porte. Ils n’ont pas le temps de demander des explications.

Les ordres fusent conformément aux consignes : « Vous êtes bien Cytto (aux autres personnes, ils disent Strykowski, ou Tenenhole ou Eisler). Vous devez quitter votre domicile pour une période indéterminée. Ne posez pas de questions. Vous laisserez la clef de l’appartement à son propriétaire ou à un voisin. Préparez vos bagages. Vous avez droit à 40 kilogrammes par personne. Si vous avez des armes, vous devez nous les donner. Vous pouvez emporter vos bijoux et les objets de valeur. Vous avez 45 minutes maximum pour vous préparer, mais on s’en va dès que vous êtes prêts ».

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Tous restent calmes et confiants, Jochem Tenenhole part alerter sa femme tandis que Cudek Strykowski prévient son épouse Rachel, son frère Kankiel et sa femme, puis il réveille son jeune fils Maurice. Madame Marjun Eisler et Mordka Cytto vivent seuls. Les gendarmes rentrent dans chaque appartement pour surveiller la préparation des bagages. Aux deux autres adresses, personne n’a répondu. A son retour, l’adjudant notera dans son rapport que « huit juifs sur quinze ont été ramassés ; d’après les voisins trois avaient disparu depuis la veille et trois autres étaient partis en villégiature. Quant à Madame Ita Strykowski, elle a été jugée intransportable ; elle est restée chez elle sous la garde d’une religieuse du couvent du village ».

Il n’est pas 5 heures 45 lorsque sortent dans la rue : Marianna Eisler née le 4 juillet 1887, Mordka Cytto né le 9 juin 1883, Cudek Strykowski né le 15 juillet 1908, Jankiel Strykowski né le 15 août 1894, Maurice Strykowski né le 11 octobre 1935, Rachel Strykowski née le 12 décembre 1912, Jochem Tenenhole né le 22 novembre 1898 et Szejwa Tenenhole née le 25 mai 1900. Les sept adultes et Maurice qui n’a pas encore sept ans traversent le village escortés par les gendarmes. Le garçonnet pleure à chaudes larmes. Son père le prend dans les bras pour le rassurer. En vain. Derrière les fenêtres les villageois cachés par l’obscurité observent discrètement l’infâme cortège.

Soudain, la lumière jaillit à une fenêtre. Une femme l’ouvre et interpelle courageusement les gendarmes : « Où les amenez-vous ? Vous n’avez pas honte d’enlever le petit ? Donnez – le moi ! ». Si ! Ils ont honte, mais sans dire un mot, dépités et la tête baissée, les gendarmes continuent leur chemin. Ils se dirigent hâtivement vers la mairie qui est le point de rassemblement de toutes les équipes.

Arrivés devant la mairie, il faut qu’ils attendent le car David d’Espalion qui effectue le transport des raflés en passant par Le Cayrol, Espalion et Saint-Laurent-d’Olt. C’est un des neuf cars réquisitionnés en Aveyron pour transporter 238 juifs à Rivesaltes.

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Alerté, Maurice Auglans, le maire de Creissels, vient ouvrir la salle des mariages de la mairie afin de permettre aux huit malheureux d’attendre le bus dans de meilleures conditions.

Heureusement, car ils vont devoir patienter quatre heures. En effet, il y a eu contrordre. Le car d’Espalion doit continuer sa route vers Versols-et-Lapeyre. Il est remplacé par le car Malpel qui vient de Decazeville par Valady, Onet-le-Château, Vimenet et Salles-Curan. Il n’arrivera à Creissels qu’à 9h45 !

Les gendarmes vérifient rapidement les valises avant que le conducteur les range sur le car. Ensuite ils fouillent les bagages à main pour contrôler qu’ils ne contiennent pas d’arme, de rasoir, de couteau ou tout autre objet dangereux. Enfin avant de faire embarquer les passagers, ils effectuent une palpation minutieuse sur les hommes alors que les femmes et Maurice sont fouillés par une infirmière. Celle-ci requise à Decazeville est venue avec le car. Dans les indications complémentaires de la réquisition qui lui a été délivrée, il était précisé qu’elle devait emporter des vivres pour deux jours. Un gendarme se poste à chaque porte du bus afin d’empêcher toute fuite. L’inspecteur principal de la police de Decazeville qui est chargé de l’accompagnement donne au conducteur le signal du départ.

Le Camp de Rivesaltes dans les Pyrénées-Orientales. (DR)

A la sortie de Creissels, le policier informe les passagers de leur destination : le Camp de Rivesaltes dans les Pyrénées-Orientales. Il leur précise que le car s’arrêtera à La Pezade, à la limite du département avec l’Hérault, afin qu’un officier de gendarmerie puisse effectuer un dernier contrôle.

L’îlot K, réservé au triage… (DR)

Le Centre National de Rassemblement des israélites est installé dans le Camp Joffre de Rivesaltes où sont regroupés tous les juifs étrangers de la zone sud. Le Centre comprend trois îlots du Camp. Les femmes et les enfants, âgés de moins de quatorze ans, occupent l’îlot J et les hommes, l’îlot F. Quant au troisième, l’îlot K, il est réservé à la réception et au triage des arrivants.

Durant la première semaine de septembre, Pauline Tenenhole née le 9 octobre 1932, Sophie Ettlinger née le 20 mars 1885 et Ita Strykowski née le 1er janvier 1897 sont arrêtées et transportées au Camp.

Les conditions d’hébergement sont très mauvaises. Les baraquements des îlots J et F sont aménagés avec des couchettes superposées, sans hygiène et sans électricité. Ils ne restent que quelques jours dans ce camp dit : « Le Drancy de la zone libre ».

Camp de Drancy. La Cité « la Muette » en U était occupée par les internés et les gratte-ciel par les gendarmes et leurs familles.(DR)

Le 9 septembre, les onze juifs de Creissels sont transférés à Drancy, avec le convoi N°31, dans des wagons à bestiaux jonchés de paille. Au nombre de vingt-cinq par wagon, les déportés disposent de deux seaux et de deux brocs. Les vivres sont prévus pour au moins deux jours, car selon un témoignage : « c’est presque impensable, pour aller de Rivesaltes jusqu’à Drancy, il a fallu près de deux jours. Il est vrai que ce train n’avait aucune priorité. En fait, c’était un omnibus ».

Camp de Drancy. (DR)

Deux jours après, le 11 septembre 1942, à 8h55 précises, 1000 déportés, dont 189 enfants, sont entassés dans des wagons plombés. Parmi eux se trouvent les onze juifs de Creissels. Ils portent les numéros 65, 112, 543, 547, 548, 549, 550, 551, 552, 553 et 554. Quant au convoi, il porte toujours le même numéro « 31 ». Il est conduit par le chef de transport, l’Untersturmführer (grade paramilitaire de la SS correspondant à sous-lieutenant) Klaus Havenstein, à destination du camp d’extermination d’Auschwitz.

Le camp d’extermination d’Auschwitz. (DR)

Le 13 septembre le train rentre dans le camp. A peine descendus du train, les déportés sont soumis dans le cadre de la « solution finale » à la sélection instituée sur la « jüdenrampe ».

Elle est effectuée par un médecin SS. Les hommes sont séparés des femmes et des enfants pour former deux groupes distincts. Sur les 1000 déportés, seulement 78 hommes et 2 femmes sont sélectionnés pour le travail.

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Les 920 autres juifs du convoi, dont les onze de Creissels, jugés inaptes au travail sont immédiatement dirigés vers les chambres à gaz. En 1945, à la libération du camp, il n’y a que 13 survivants du convoi n°31.

Malheureusement, la chasse aux juifs et les déportations vers les camps d’extermination vont continuer durant toute l’occupation.

Ainsi, cinq membres d’une famille Muller venue se réfugier à Creissels sont arrêtés le 9 janvier 1943 : Ruckla Muller née en 1893, Gisèle Muller née le 2 juillet 1924, Françoise Muller née le 11 septembre 1925, Jacqueline Muller née le 6 janvier 1931, Georgette Muller née le 12 janvier 1939. Deux fillettes de 4 et 12 ans ! Après avoir été internées au Camp de Lacelle en Corrèze, elles sont déportées à Auschwitz par le convoi n°72 qui part de Drancy le 29 avril 1944. Le convoi est composé de 1004 juifs, dont 179 enfants. Les Muller portent respectivement les numéros : 655, 653, 651, 654 et 652.

En 1945, il n’y aura que 37 survivants : 25 femmes et 12 hommes.

Camp d’internement de Gurs. (DR)
Camp de Majdanek en Pologne. (DR)

Le dernier juif arrêté à Creissels est Arthur Meyer. Il est né le 2 mars 1882 à Hambourg. De nationalité allemande, il a habité à Lyon, 72 rue de Dijon, dans le 7e arrondissement. Arrêté le 24 février 1943, il est interné à Drancy le 4 mars 1943 en provenance du Camp de Gurs. Deux jours après, le 6 mars 1943, comme 997 autres juifs, il est déporté (n°550) par le convoi n°51 à destination du camp d’extermination de Majdanek en Pologne. A la libération du camp, il n’y aura que trois survivants.

A la libération des camps, sur les 17 juifs de Creissels, seule Gisèle Muller reviendra de déportation. Après Auschwitz-Birkenau, elle a vécu l’enfer des camps de Gross-Rosen, de Mauthausen et de Bergen-Belsen. Libérée par les Anglais le 15 avril 1945, elle ne sera rapatriée que le 20 novembre 1945.

Les noms de toutes les victimes juives de Creissels et de Millau sont gravés en lettres d’or sur la plaque de marbre apposée rue du Champ du Prieur à Millau.

Bernard Maury

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