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Millau. A l’école de Longuiers, un inspecteur qui n’aimait pas le patois ridiculisé par ses élèves

A l’approche de la rentrée scolaire, prenons la route qui nous mènera à Longuiers sur le Causse Noir, situé à 7 kilomètres à l’extrémité est de Millau. Là, nous remonterons le temps, loin, très loin, au temps où ce modeste hameau comptait encore 50 habitants… en 1836. A cette époque, n’existait pas la route actuelle, mais le chemin vicinal de petite communication n°7 de Millau à Longuiers, un chemin qui demandait un entretien constant.

Ce hameau alors bien vivant possédait une école qui comptait sept à huit élèves.

Le 2 janvier 1836, l’instituteur qui la gérait recevait une enveloppe à en-tête de l’inspecteur départemental des écoles primaires. Jusque-là rien d’étonnant ! M. l’inspecteur se devait bien de lui écrire de temps à autre pour savoir où en était sa classe. Chantonnant un vieux refrain populaire occitan, l’instituteur décacheta l’enveloppe. Il déplia la longue lettre et s’arrêta net de chanter dans sa langue maternelle. M. l’inspecteur lui disait, entre autres aménités, de ne plus parler à ses élèves en « idiome vulgaire ».

Une salle de classe © BNF

Cet « idiome vulgaire » c’était le patois. En 1835, une vive campagne fut entreprise contre l’usage de cette langue dans le département de l’Aveyron. A cette date-là, le préfet était M. Rozet et le titulaire de l’Inspection des écoles primaires se nommait Caucanas. Ils déclarèrent tous deux une guerre sans merci, au patois rouergat.

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Le préfet M. Rozet, était Parisien de naissance, il n’aimait pas le patois qu’il ne comprenait d’ailleurs pas. Ce langage l’horripilait et il eût été bien aise de l’extirper du pays. Il trouva en M. Caucanas un acolyte dévoué dans la lutte entreprise. Effectivement, cet inspecteur combattit l’idiome rouergat par tous les moyens en son pouvoir.

Il donna des instructions précises et sévères aux instituteurs de son ressort et leur défendit de tolérer, dans leurs classes, l’usage du patois, même pendant les récréations.

Des griefs contre le patois

Voici le contenu de cette lettre émanant de M. Caucanas, inspecteur qu’il écrivit à la fin de l’année 1835 : « L’idiome vulgaire, appelé patois est la langue que parlent les habitants des communes rurales et la classe ouvrière des villes dans le département. C’est un fait malheureusement trop certain que le Rouergue n’a pas atteint le même degré de civilisation que la partie septentrionale de la France. A quoi attribuer ce retard ? A plusieurs causes qu’il serait trop long d’énumérer ; mais la plus puissante et la moins douteuse est l’influence du patois. Si la perfection plus ou moins grande du langage indique l’état moral d’un peuple, si la littérature, comme l’a dit un auteur célèbre, est l’expression de la société, que penser d’une contrée ou idiome grossier, chargé de mille dialectes, se mêle, se confond sans cesse avec la langue nationale, où les classes agricoles et industrielles semblent séparées autant par leur manière de parler que par leurs habitudes où les gens instruits obligés de recourir à ce jargon barbare pour se faire entendre, prennent malgré eux des inflexions si contraires à celles du français ? Dans ce mélange continuel, la pureté du langage se perd et la société reste dans un état de stagnation complète si elle ne rétrograde pas. Si la vaccine… le calcul décimal et le système métrique… les poids et mesures…n’ont pas encore pénétré intimement dans les mœurs de la masse… cette répugnance est due au patois. »

Et de ligne en ligne, M. Caucanas continue sa diatribe contre le « patois » qu’il appelle de tous les noms, ce « pelé », ce « galeux »…

DR

En lisant la lettre provenant de cet inspecteur, l’instituteur de Longuiers frissonna de honte et de colère. S’exprimait-il grossièrement lorsque pour mieux se faire comprendre de ses élèves, il les interpellait affectueusement en « lenguo nostro » ? Ecrivait-il grossièrement lorsqu’il lui arrivait aux veillées d’hiver, devant un feu de bois, dans sa solitude caussenarde, de rimer facilement dans la langue de Claude Peyrot ?

La lettre fut quand même lue jusqu’au dernier mot. L’inspecteur s’étendait avec une ironie apparente à malmener notre infortuné patois. On lisait notamment en fin de lettre « Je ne parle pas des mœurs et des manières villageoises ; on m’accuserait de faire la caricature de la vie pastorale si élégamment retracée par Théocrite et Virgile. Mais qu’est-ce qui rend cette rusticité si repoussante ? Le patois. N’est-ce pas l’usage de ce déplorable dialecte qui donne à vos campagnards et à leurs enfants cette âpre sauvagerie devenue proverbiale à la ronde ? Si les élèves de nos écoles primaires et même de nos collèges parlent mal le français et ont une prononciation détestable, ne faut-il pas en accuser l’usage habituel du patois à l’extérieur ? Si nos instituteurs et nos institutrices ne sont point à l’abri de pareils reproches, c’est encore incontestablement le patois qui est en cause… »

A ces mots, l’instituteur de Longuiers, s’effondra et pleura amèrement.

Cependant comme le rappelait Maximilien Bornes : « Dans cette violente philippique, il y a reconnaissons-le quelques parcelles de vérité. Pour ce qui est du déplorable accent que nous avons, l’usage du patois y est pour beaucoup. Mais enfin M. Caucanas exagérait vraiment en traitant le patois rouergat d’idiome grossier et de jargon barbare… et en lui attribuant toutes sortes de méfaits. Pour peu, il l’eût rendu responsable du rude climat de nos montagnes… » (M. Caucanas et le patois, l’Auvergnat de Paris, 7 avril 1934)

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Une visite redoutée 

Au fond de la lettre, un post-scriptum fit tressaillir l’instituteur. Son supérieur hiérarchique lui ferait une visite dans quelques jours pour se rendre mieux compte par lui-même si le patois était bien déraciné parmi les enfants de Longuiers. Cette dernière perspective rendit songeur l’instituteur. Ses élèves ne pourraient pas répondre en élégant français à M. l’inspecteur. Plus d’une expression patoise jaillirait spontanément sur les lèvres d’un garçon ou d’une fille de Longuiers. Alors ce serait le reproche, le blâme public, peut-être même le licenciement. Perdu pour perdu, l’instituteur ne s’inclinerait pas sans gloire. Dans sa tête, il imagina un stratagème, qui ridiculiserait M. l’inspecteur. Il lui ferait payer cher son insolente lettre.

On le sait, dans le Sud-Ouest, le sobriquet Caucanas (cauca nas) désignait le bagarreur toujours prêt à écraser son poing sur le nez d’un contradicteur. Et s’il faisait comprendre à l’inspecteur ce que signifie vraiment son nom ?

Voici les faits qui nous sont rapportés par André Maury :

Par la vilaine côte qui s’accrochait aux flancs de la « Pountcho d’Agast », M. l’inspecteur primaire arriva à Longuiers. Une bande de joyeux gamins l’accueillit aux cris mille fois répétés en français de « Vive M. l’inspecteur ». Ce dernier paraissait ravi. L’instituteur n’était donc pas le sujet obstiné qu’on lui avait décrit. Dans la cour de récréation, M. l’inspecteur assista à un curieux divertissement. Les élèves ne cessaient de jouer avec un coq et un âne. Quand ils les eurent assez fait tourner, les enfants forcèrent les deux animaux à se coucher à terre. Un peu ahuri, M. l’inspecteur ne comprenait rien au sens de cette comédie enfantine et paysanne. « Pourquoi donc, demanda-t-il, pressent-il de la sorte ces deux pauvres animaux, le coq et l’âne ? » L’instituteur hésita un moment à répondre. Enfin, n’y tenant plus, il lâcha la phrase longtemps préméditée depuis la fameuse lettre : « Pour mieux vous honorer en vous écrasant, M. Caucanas ! ». Oui, tel était le nom qu’un coq et qu’un âne symbolisaient à souhait. M. l’inspecteur s’appelait en effet M. Caucanas, une appellation faite de l’harmonieuse association du coq et de l’âne. Un triste nom à la vérité, que des générations de félibres rouergats, comme l’instituteur de Longuiers, n’ont pas gardé en vénération ! Il n’est pas un article d’origine félibréenne où l’on ne bafoue pas la mémoire du célèbre M. Caucanas, quand on évoque la lutte stupide menée au siècle dernier contre la langue d’oc en Rouergue. M.Caucanas, un tel nom constitue une belle cible pour les félibres ! (Sur les chemins caussenards, Midi Libre, 5 avril 1959).

Cette « chasse au patois » dura encore plusieurs années. Ainsi, le Règlement pour les écoles primaires de l’arrondissement de Rodez du 10 janvier 1837 marque la nécessité d’extirper la langue d’oc de l’école. Concernant le langage des écoliers, il précise article 6 : « Il leur est défendu de s’absenter ou d’arriver tard sans raison légitime ; de rester couverts sans la permission du maître, de parler patois entre eux, de faire sans permission aucune vente, aucun échange des objets qui leur appartiennent ; d’apporter en classe aucun livre autre que ceux qui sont en usage dans l’école ; d’aller aux lieux plusieurs à la fois » (Archives départementales de l’Aveyron sértie T ; 3 T 1.). Pour parler cru, placer le règlement concernant la langue d’un peuple au niveau de celui de l’emploi des fosses d’aisances montre bien la violence de l’attaque. Il s’agit bien d’une officialisation de l’interdit de l’occitan à l’école.

Bien plus tard, on ne montrera pas autant du doigt le patois, mais en 1874, M. l’inspecteur exhorte « à veiller à la prononciation qui, par suite du patois en usage dans le pays, laisse beaucoup à désirer ».

Les temps de M. Rozet, le préfet et M. Caucanas, l’inspecteur sont passés et notre idiome vit encore, même s’il est moins employé de nos jours. Quant à l’école de Longuiers, elle avait encore de beaux jours à vivre puisqu’en 1912 on apprenait dans la presse « la création d’une école mixte au hameau de Longuiers », ajoutant que la municipalité a pris les mesures nécessaires (délibération du 22 août) pour louer un local et en assurer l’ouverture à la rentrée des classes (L’Indépendant Millavois, 24 août 1912). A cette époque, il y avait encore 4 familles dans le hameau. Plus que deux en 1943 (Jules Artières, Millau à travers les siècles) et une seule en 1969. L’école a disparu, mais cette histoire méritait d’être rappelée.

Marc Parguel

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