Il y a 200 ans un conflit eut lieu entre les habitants de Millau et ceux de Creissels, qui fit naître l’expression « jubilis trooucach dé Creissels é lous caps de ferre de Millaou » que l’on peut traduire par les écervelés de Creissels et les têtus de Millau. C’était au lendemain de l’inauguration du Pont Lerouge. Jusqu’à la fin de sa construction et depuis 1758, les habitants des deux côtés traversaient le Tarn à l’aide de bacs, la barque haute était située du côté de Gourg de Bade à la Maladrerie et l’autre plus petite aux Ondes. Une fois le pont terminé et son inauguration prononcée, les bacs cessèrent de fonctionner au 31 décembre 1820.
Cependant, une poignée d’irréductibles Creissellois, refusa de passer sur le nouveau pont. La raison évoquée était le prix du péage. Aussi, même si l’interdiction de traverser le Tarn a gué ou barque avait été votée, ils firent comme si de rien n’était, au mépris de tous les dangers. Ils passèrent dès les premiers jours de l’année 1821 fréquemment la rivière comme bon leur semblait à gué ou à barque, pour contourner ce nouvel impôt. Les Millavois portèrent des réclamations et le Préfet l’Arros donna suite rapidement à celles-ci par un sévère arrêt en date du 7 mai 1821. Cependant, les Creissellois continuèrent leurs traversées.
Trois d’entre eux furent poursuivis en 1822 devant le Tribunal de simple police de Millau qui les condamna paternellement à payer les 10 centimes pour le droit de passage par eux soustrait.
Pour quelle raison ne voulait-il pas payer le péage ? On sait que les voûtes du Pont Lerouge sont en tuf extrait des carrières de Creissels. Vu sa composition, le tuf est facile à extraire et à tailler, et il est beaucoup plus léger que la pierre ordinaire. On l’a, de tout temps, employé à Millau et dans la région pour construire les voûtes des caves, des ponts, des églises. A ce sujet, le Conseil Municipal de Creissels demanda le 20 mars 1820 à la ville de Millau une indemnité pour « le tuf extrait et nécessaire au pont de Millau et le droit de carrière ». Deux experts furent nommés pour évaluer l’indemnité due à la Commune. Mais cette indemnité n’avait pas convaincu les habitants de Creissels, et pour compenser ce manque de reconnaissance, ils refusèrent de payer le même prix qui était imposé à Millau.
Soutenus par toute la population creisselloise, les condamnés firent appel. L’affaire alla jusqu’en cassation où ils eurent gain de cause.
La cour, reconnaissant « que chacun a le droit de passer le Tarn à sa guise », le jugement de Millau fut donc cassé et annulé.
Sept ans plus tard, le 18 avril 1829, une transaction interviendra entre les habitants de Creissels et la Société des actionnaires du Pont Lerouge. Les habitants de Creissels s’engageront à ne pas traverser la rivière à gué ou autrement, moyennant une réduction de 50% du tarif officiel, mais il faudra attendre 1875 pour que les droits de péage disparaissent définitivement.
A partir de cet évènement, une certaine méfiance régna entre les habitants de Millau et ceux de Creissels.
En 1932, Léon Roux écrivait : « Entre les garçons de Millau et ceux de Creissels, il n’y avait, certes, pas de haine farouche, mais il y avait tout de même quelque chose d’atavique qui les poussait à se flanquer de petites peignées et, les jeudis, à se faire la guerre à coups de pierres au bout du pont Lerouge. Certes, ce n’était pas l’acharnée et sanglante Guerre des Boutons, de la Franche-Comté, dont Louis Pergaud s’est fait l’historien.
Aujourd’hui, tout cela doit être changé, le village de Creissels, si j’en crois les on dit, doit s’être modernisé, et la paix durable a été signé entre gosses : lous jubilis trooucach dé Creissels é lous caps de ferre de Millaou » (Creissels et sa fête, Messager de Millau, 2 septembre 1932).
La fête de Creissels se célébrait au début du mois de septembre en raison que le patron de la paroisse Saint-Julien avait sa fête le 6 de ce mois-là. A cette occasion, nombreux étaient les Millavois qui se rendaient chez leurs voisins prendre part à leurs réjouissances et à leurs attractions ; ils ne manquaient pas de participer aux modestes jeux de hasard, qui sont de tradition immémoriale à Creissels, spécialement le fameux « jeu du poulet ». Et comme disait Jules Artières « L’on peut dire que le fête de Creissels est considérée comme une fête millavoise ; d’ailleurs Creissels est pour les « Millotins » un des buts de promenade les plus charmants. » (Notice historique sur la vicomté et la commune de Creissels en Rouergue, 1973,2e édition).
Cette fête était très suivie. Il y avait des bals. On dansait aux écoles et, tout le long de la route, des marchands de Millau vendaient des tartes aux prunes. On allait aussi à Creissels pour acheter la fouace et jouer au loto pour gagner un poulet, même si à cette époque les quines étaient interdites. Il y avait toujours quelqu’un qui surveillait dehors de peur de voir passer un gendarme. On jouait aussi aux cartes, à la coincée, la manille. Une fois la partie terminée vers 11h ou minuit, il n’était pas rare de faire cuire dans la foulée les pigeons qu’ils avaient gagnés, la volaille ou parfois même le lièvre ! Car il n’était pas question de passer avec à Millau à cause de l’octroi.
La fête de Creissels était bien connue, mais comme nous le rappelait Albert Carrière : « En ce qui concerne le commerce d’échange, il paraît avoir été nul : pas de foires, ni de marchés, ni d’entrepôts. Il y avait cependant quelques marchands locaux, aux opérations aussi variées que peu importantes. En général, le producteur vendait directement au consommateur du vin, les fruits ou le grain dont il pouvait disposer » (Creissels, bulletin de la Solidarité aveyronnaise, mars-avril 1931). Les Millavois surnommèrent également amicalement leurs voisins « les Corses », cette expression naquit, semble-t-il au milieu du XIXe siècle, quand Creissels possédait plusieurs moulins à tan. Dans l’enquête sur les moulins à grain de 1852 (Archives départementales de l’Aveyron, 61 S 3), Jean-Pierre Azema nous rappelle qu’à cette date, « Creissels possède trois moulins à tan, à deux jeux de meules chacun ».
Lorsque les Creissellois arrivaient dans les usines pour livrer l’écorce du chêne broyée, les ouvriers millavois les saluaient en criant « Voilà l’écorce ». D’un mot prononcé à sa déformation il n’y a qu’un pas, et c’est ainsi que les Creissellois furent surnommés les Corses.
Alphonse Bernad, ancien maire de Creissels (de 1944 à 1977) se souvenait : « Ce n’était pas la même vie qu’aujourd’hui. Les gens vivaient dans des taudis. Et il y avait beaucoup de bistrots. Rien qu’à Creissels, il y en avait six. A Creissels, on dansait surtout pour la guerre de 14. A Millau, les bals étaient interdits. Ici on a toujours été un peu en marge ; c’est le maquis. On jouait au loto, on a toujours été au « quine ». Ceux qui avaient gagné cachaient les poulets pour passer à l’octroi de Millau. A Millau, le quine était réglementé. Ici on guettait les gendarmes. A cette époque-là, on payait une taxe pour rentrer dans les villes. Jouer au quine, c’était interdit, et en plus on aurait dû payer l’octroi » (Monique Fournier, Michel Delmouly, Paroles ouvrières, paroles gantières, association des amis du musée de Millau, 1998).
Marc Parguel