Le départ des Capucins de Millau
Au début du XXe siècle, les Capucins ne sont pas très bien vus par les autorités qui n’hésitent pas à les verbaliser. Les relations entre autorités locales et église deviennent de plus en plus tendues et les incidents se multiplient.
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L’origine de la fureur réside dans la mise en œuvre de la loi de 1901, loi sur les associations à but non lucratif qui imposait aux congrégations une autorisation préalable à leur création. Ce fut le gouvernement Waldeck Rousseau (juin 1899- juin 1902) qui en rédigea le texte et le gouvernement d’Émile Combes (juin 1902- janvier 1905) qui l’appliqua.
Le 16 juin 1901, une procession est ainsi interrompue par un officier de police qui confisque l’un des drapeaux. Un prêtre qui s’interpose est interpellé. En octobre 1902 : « Dans l’après-midi, M. le commissaire de police, se promenant en ville, a pu constater de visu comment les bons Pères Capucins corrigent les jeunes garçons. Il tombait justement au cours de sa promenade sur le Père Bruno qui, de sa main de portefaix, corrigeait un jeune garçon qui, paraît-il, lui avait jeté des pierres, et cela de si brutale façon, que M. le commissaire de police ne put que sévir et verbaliser contre ce religieux » (L’Auvergnat de Paris, 12 octobre 1902)
Cette même année 1902, quelques frères capucins français, relevant de la province religieuse de Toulouse, sentant le vent tourner, prirent la direction du Canada prenant en charge la paroisse Saint-Charles de Limoilou, près de Québec, dans des circonstances particulièrement difficiles, héritant d’une paroisse pauvre au bord de la Banqueroute.
En 1903, le gouvernement anticlérical d’Émile Combes décide de renforcer la loi sur les associations de 1901 en refusant toutes les demandes d’autorisation déposées par les congrégations religieuses en France. Ce durcissement des autorités a pour conséquence la sécularisation des membres de ces organisations ou leur exil à l’étranger. L’objectif est notamment de laïciser les établissements scolaires ou les hôpitaux, gérés pour beaucoup d’entre eux dans l’Hexagone par des religieux.
Aussi, les directives dictées par Combes s’appliquent avec rigueur. Le 26 avril 1903, les chapelles du pensionnat du Sacré-Cœur de l’Hospice, de l’Institution Saint-Joseph, de Notre-Dame et de la Présentation sont fermées au culte public. Deux jours plus tard, des gendarmes à cheval accompagnent les représentants de l’État qui se présentent devant le couvent des capucins pour signifier aux frères leur expulsion. Ceux-ci s’enfermèrent dans leur établissement.
« Les capucins de Millau ont reçu hier soir du commissaire de police signification du rejet de leur demande d’autorisation. Le commissaire a donné lecture de l’arrêté ordonnant la dispersion dans un délai de quinze jours. Le couvent de Villefranche, les pères du Sacré-Cœur de Jésus et de Marie, ont reçu le même ordre. Leur collège devra être fermé à la fin de l’année scolaire » (L’Action, 13 avril 1903)
« On nous télégraphie : Ce matin, à 7 heures, les Capucins de Millau portaient processionnellement les Saintes Espèces à l’église de Saint-François. À la sortie de la chapelle, une foule immense a salué les religieux par les cris de : « Vivent les moines ! Vive la liberté ! » De magnifiques bouquets sont offerts aux Pères ; du feuillage et des fleurs couvrent le sol. Le Saint Sacrement s’avance lentement accompagné de la foule qui chante le Tantum ergo. À l’entrée de l’église, nouvelle ovation au Christ et aux Pères. Le saint lieu est en un clin d’œil envahi. Le curé monte en chaire et prononce un touchant discours qui fait couler des larmes. La foule accompagne les Pères au couvent aux cris de : « Vivent les Pères ! vive la religion ! Nous apprenons qu’on va procéder à l’inventaire du couvent des religieuses de Saint-Joseph. » (La Croix, 25 avril 1903, p.2/4)
L’inventaire
Lorsque le juge de paix sortit du couvent des capucins où il était allé dresser inventaire, des manifestants le huèrent et lui lancèrent des pierres et des projectiles de toute sorte. Le juge de paix atteint à la tête a été grièvement blessé (Le Temps, 20 avril). La tension est à son comble, lorsqu’après l’inventaire des biens du couvent, la décision d’expulsion fut notifiée aux pères pénitents.
« Les capucins refusent de se disperser. L’application de la loi à Millau.
Millau, 27 avril. Le délai accordé aux capucins de Millau pour fermer leur couvent étant expiré, le commissaire de police de la ville s’est rendu ce matin à cet établissement, accompagné de deux agents. Après avoir constaté que la porte d’entrée était barricadée, il a dressé procès-verbal de non-dispersion et s’est retiré. Les Pères seront poursuivis pour contravention à la loi de 1901.
Une certaine effervescence règne depuis deux ou trois jours, à Millau, au sujet de la situation des Capucins, que les journaux religieux disaient décidés à opposer une résistance des plus vives. Bien que la population de Millau soit à peu près par moitié catholique et protestante, c’est la ville du département où la loi sur les congrégations sera vraisemblablement le plus difficile à appliquer » (Le Journal, 28 avril 1903, p.5/8).
Qu’en dit la Municipalité Chaliès ? Elle semble bien approuver cette expulsion en disant que les capucins de Millau « donnaient l’exemple de la fainéantise et qu’ils volaient le pain des pauvres ».
« Millau, 28 avril. La porte du couvent est gardée par cinq ou six solides gaillards et deux cents hommes barricadés dans l’intérieur. Ceux qui sortent sont aussitôt remplacés par d’autres. Les Pères ont organisé un service de guet ; aussitôt qu’un gendarme ou un policier apparaît à cinq cents mètres à la ronde, le tocsin sonne à toute volée. La foule accourt de tous côtés. C’est ainsi que souvent il y a deux mille personnes autour du couvent, parfois presque personne. Le parquet est fort embarrassé pour la procédure à suivre. Il ne connaît ni l’identité ni le nombre des Capucins restés au couvent. » (L’Evènement, 30 avril 1903, p.2/4)
« Le délai accordé aux Capucins de Millau pour se disperser expirait samedi dernier. Depuis plusieurs jours, une foule considérable venait visiter le couvent. Hier matin, à quatre heures et demie, le sous-préfet, accompagné du commissaire spécial et de plusieurs gendarmes, commandés par un capitaine, s’est rendu au couvent, où restent encore quelques Capucins. Les pères ont refusé d’ouvrir aux autorités, et ont fait sonner la cloche pour donner l’alarme. Procès-verbal a été dressé contre les Capucins » (Le Soleil, 28 avril 1903, p.2/4)
« À Millau, 29 avril. Il y a toujours nombreuse garde, jour et nuit, à l’intérieur du couvent des Capucins barricadés. Cinq ou six hommes sont en faction devant la porte d’entrée. Ils ne laissent entrer que les personnes connues, après un sévère examen. L’expulsion est encore différée. La presse socialiste locale demande qu’on cesse d’hésiter et qu’on en finisse. Le parquet de Millau ignore encore le nombre des Pères barricadés dans le couvent ainsi que leur identité. Il sait cependant qu’il y a parmi eux, M. Lacan, homme d’une grande énergie, lequel tient à ce que l’expulsion ait lieu devant la foule et fasse le plus de bruit possible » (La Vérité, 1er mai 1903, p.3/4)
« Un mandat d’amener exécuté. Millau, 1er mai. Un mandat d’amener, lancé contre les Capucins, a reçu son exécution cette après-midi. Le sous-préfet, le procureur de la République et le juge d’instruction, accompagnés d’une brigade de gendarmerie, se sont rendus au couvent. Un serrurier requis a ouvert la porte, pendant que dans l’intérieur, on sonnait le tocsin. Deux capucins seulement, entourés de leurs amis, se trouvaient dans le couvent. Les religieux ont été conduits au palais de justice, l’instruction se poursuit » (L’Ouest-Eclair, 2 mai 1903, p.3/4)
« La police avait remarqué, au moment de l’expulsion des Capucins de Millau, une jeune fille fort bien mise qui, non seulement accablait de projectiles les magistrats dans l’exercice de leurs fonctions, mais qu’il distribuait de l’argent pour qu’on jetât des pierres aux agents. Mlle C…, qui appartient à une honorable famille de la ville, a été citée devant le juge pour répondre de ses actes. Mais elle a disparu et nul ne sait où elle s’est réfugiée » (Le Rappel, p.2, 4 mai 1903)
« Procès ridicule. Millau, le 5 mai. Hier, les Pères Capucins comparaissaient devant le tribunal de simple police pour sonnerie irrégulière de cloches. Une foule nombreuse remplissait la salle, les couloirs et s’étendait sur les boulevards. Un grand nombre de personnes s’étaient munies de cloches de toutes dimensions et sonnaient à l’envi. Le commissaire, auteur du procès était blême de colère. La brigade de gendarmerie saisi de-ci de-là quelques clochettes et riait sous cape de cette amusante comédie. Enfin, après une splendide plaidoirie, le tribunal a condamné les bons moines à cinq francs d’amende et aux dépens. Cloches et clochettes sonnaient plus que jamais.
Millau, 5 mai. En présence des manifestations sympathiques aux religieux qui ne cessaient d’augmenter devant la prison où étaient incarcérés les moines de Millau, l’administration s’est décidée à mettre hier soir les religieux en liberté provisoire. Leur procès en correctionnelle est ajourné au 13 mai ». (Nouvelle Bourgogne, 10 mai 1903)
« Samedi soir, les Capucins de Millau incarcérés le 1er mai ont été mis en liberté provisoire en attendant leur comparution devant le tribunal correctionnel fixée au 13 mai. Jusqu’à 11 heures, une foule considérable a stationné aux abords de la prison. Une manifestation très vive a eu lieu, vainement entravée par un essai de contre-manifestation. Des patrouilles de gendarmes assurent l’ordre » (L’Univers, 5 mai 1903, p.2/4)
Millau, 13 mai. – Vive émotion, aujourd’hui à Millau, où le tribunal correctionnel juge le Père Lacan, supérieur des Capucins de Millau, qui ont, on le sait, refusé de se disperser et qui ont dû être expulsés manu militari de leur couvent.
Dès huit heures et demie, ce matin, le boulevard de l’Ayrolle sur lequel se trouve le Palais de Justice, est barré à ses deux extrémités, par la gendarmerie à cheval. On remarque un grand déploiement de forces. Dans ce quartier, l’administration, craignant des troubles, a appelé à Millau toutes les brigades de l’arrondissement pour garder les abords du Palais et maintenir l’ordre en ville au besoin.
Lorsque, vers neuf heures, le Père Lacan arrive, il est escorté par une foule d’environ 200 personnes, principalement des femmes, qui crient : « Vivent les Pères ! ». Au moment où le religieux traverse le cordon de gendarmerie à cheval, la foule lui lance des bouquets et les cris : « Vivent les Pères ! » redoublent, tandis que des coups de sifflet retentissent.
Nombre de dames, qui sont aux croisées et sur les balcons des maisons situées en face du Palais, applaudissent et crient : « Vivent les Pères ! » Puis le boulevard redevient calme.
Quant à la salle d’audience, elle est bondée. Le Père y fait son entrée au milieu du calme le plus complet ; Me Raynal, du barreau de Millau, l’assiste.
Le prévenu, dans son interrogatoire, reconnaît avoir barricadé les portes, parce qu’il avait le devoir d’empêcher l’entrée de quiconque dans l’immeuble dont la garde lui avait été confiée par ses légitimes propriétaires.
M. Olier de Marichard, procureur de la République, prononce un court, mais très énergique réquisitoire, disant que, puisque le délinquant a commis le maximum de révolte, il ne doit pas être étonné qu’on demande contre lui le maximum de répression, soit 5 000 francs d’amende et un an de prison pour infraction aux articles 8 et 16 de la loi de 1901.
Me Raynal prononce ensuite une éloquente plaidoirie, protestant contre l’épithète de révoltés qu’a appliquée aux Pères le ministère public.
De vifs incidents se produisent entre le défenseur, le président et le ministère public, tandis que, du dehors, s’élèvent des clameurs continuelles, poussées par la foule innombrable qui s’écrase à quelque distance du Palais, maintenue par les gendarmes.
Le tribunal a rendu un jugement condamnant le supérieur des Capucins Lacan à un jour de prison, qui se confondra avec la prison préventive déjà effectuée.
À la sortie du Palais, le Père Lacan, escorté par le sous-préfet, la police et entouré par une trentaine de gendarmes à cheval qui maintiennent la foule, est l’objet d’une chaleureuse manifestation, à laquelle prennent part au moins quatre ou cinq mille personnes. Partout on jette des fleurs.
Une demi-heure après, les gendarmes font encore des patrouilles devant la porte, pour disperser la manifestation. (Le Journal, 14 mai 1903 p.5/8)
Suite à leur expulsion en 1903, ils quittèrent Millau pour se rendre à Toulouse, puis trouvèrent en Espagne un pays d’accueil.
Une spoliation
Il faut bien le reconnaître, ce couvent des capucins leur fut proprement volé par l’État, en vertu des lois sectaires de l’époque. On sait que par la suite ces bâtiments furent occupés, durant une cinquantaine d’années, par le Collège de Jeunes Filles, et qu’ils ont abrité de 1963 à 2019, la Maison de Retraite Saint-Michel.
Liquidation des biens des Capucins (1907)
En 1907, nous pouvions lire dans la presse : « Liquidations. Le couvent des Capucins de Millau ayant été mis en vente, au tribunal de cette ville, aucun acquéreur ne n’est présenté » (Le Siècle, p.3, 18 août 1907). Finalement, l’établissement de Capucins est remis en vente au prix de 35000 francs (L’Auvergnat de Paris, 3 novembre 1907)
Enfin « Le couvent des Capucins de Millau, qui n’avait pas trouvé preneur à 60 000 francs, a été remis en vente à 30 000 francs. Et il a été adjugé à Me Sals, avoué du liquidateur, sur une surenchère de 100 francs. On croit que Me Sals a agi pour la ville ou l’administration » (La croix de l’Aube, p.4, 1er octobre 1907)
Inauguration d’un collège de jeunes filles (octobre 1909)
Dans le journal « L’Univers » en date du 13 octobre 1909 nous pouvons lire : « Demain, c’est à Millau que se prépare une cérémonie aussi burlesque que révoltante…Les RR.PP.Capucins de Millau ont été chassés de leur couvent. Ce vol et cette violence n’ont plus, hélas ! rien d’extraordinaire. La municipalité de Millau a racheté l’immeuble : ce n’est pas non plus le premier conseil municipal qui se permet ces accommodements avec l’équité. Mais qui installe-t-on à la place des Capucins ? Un collège de jeunes filles. La directrice naturellement est protestante. Et l’on a décidé de procéder à l’ouverture de cette école solennellement à grand orchestre. C’est pour le 17. Il y aura des fêtes… »
On ne peut pas dire que cette inauguration ait fait l’unanimité : « M. Barthou, ministre de la justice, a été dimanche, à Millau, inaugurer un collège de jeunes filles, bâti dans un ancien couvent des Capucins. La fête a revêtu un caractère uniquement politique et sectaire, la plupart des personnalités de la région ayant refusé de s’y associer » (L’Echo Rochelais, p.1/4, 20 octobre 1909)
« Les organes d’opposition ont reproché à la municipalité d’avoir commis un acte de spoliation en se rendant acquéreur des locaux jadis occupés par les capucins, et le journal Union catholique, de Rodez a menacé d’excommunication ceux qui, par leur présence aux côtés du ministre de la justice, consacreraient le vol sacrilège du couvent » (La Petite République, p.2/6, 18 octobre 1909).
Une proclamation, dont nous extrayons ce qui suit, a été adressée aux habitants de Millau : « Chers concitoyens,
À l’expulsion des Capucins de leur couvent, vous avez unanimement et superbement manifesté votre indignation contre le brigandage légal, qui s’opérait à main armée.
Après six ans, seul actuellement à Millau des propriétaires légaux, j’en appelle à votre honnêteté et je proteste contre la consécration officielle, qu’on ne prépare à donner au vol sacrilège de mon couvent.
Fort de mon droit devant Dieu et les honnêtes gens, et tant qu’un Concordat entre le gouvernement français et l’Eglise n’aura pas réglé la question je dis et répéterai sans cesse aux occupants : VOUS ETES DES VOLEURS SACRILEGES. M’adressant plus spécialement aux vrais catholiques, j’ajoute :
Sur l’église des Capucins, au-dessus de cette cloche qui tant de fois, vous a dit, la nuit comme le jour, que les religieux priaient pour vous, dominait le signe du chrétien, le signe du Christ. Cette croix a été ignominieusement mutilée. L’enseignement donné dans le futur établissement ne peut être que conforme à cet acte, il sera contre la croix, il sera contre l’Eglise, il sera contre Dieu. Mères, si vous êtes chrétiennes, vous ne confierez pas vos filles au collège, qui brise la croix, et détrône la Vierge Marie. Cette protestation est signée : Moïse Pailha, Capucin expulsé et volé. » (La spoliation légale, le couvent des Capucins de Millau, la Croix, p.5/6, 16 octobre 1909)
Le collège des Jeunes Filles deviendra en 1963 une maison de retraite, l’Hostellerie de Saint-Michel. Cette dernière a quitté les lieux le 4 février 2019. La même année fut entreprise en octobre « la déconstruction » de l’ensemble des bâtiments qui étaient la mémoire des Capucins, afin de faire sortir de terre un nouvel EHPAD des Terrasses des Causses. La destruction a commencé par le désamiantage et la démolition intérieure. Mi-novembre, l’ancienne chapelle qui a été désacralisée avant les travaux est en partie démolie, la rosace étant impossible à sauver pour des raisons techniques, certains éléments ont pu tout de même être mis à l’abri. Fin novembre, c’est dans un nuage funeste que disparaissait la chapelle, bel édifice en pierre de taille pour ne devenir que poussière.
Marc Parguel