En cette veille de Noël, pourquoi ne pas aller pousser la porte de monsieur Honoré, dans la rue de la Capelle histoire de nous faire tirer le portrait. Remontons pour cela le temps, loin très loin, au temps où en ces périodes de fête, cette rue comme toutes les autres ne bénéficiait pas encore de la fée électricité, mais présentait tout de même des vitrines rutilantes et largement pourvues. Quelques lumignons étaient placés sous les fenêtres, et pour se réchauffer quelques marchands de bonbons ambulants, se frottaient les mains près de leur brasero.
Nous sommes en 1872. Dans un modeste appartement du 15 rue de la Capelle vivait là, Honoré Blanc, 60 ans. Le moins que l’on puisse dire, en le voyant, c’est que la vie semblait bien l’avoir éprouvé, ressemblant à un joueur décavé, Monsieur Honoré, tel qu’on l’appelait dans tout Millau, était un homme que l’on disait être un grand savant, mais que son allure bizarre faisait considérer comme un peu original. Il était né à Millau le 29 septembre 1812, fils de Pierre Blanc, avoué, licencié, et de Rose d’Almairac. Il avait fait ses études chez les jésuites et, bachelier, était parti à Paris pour y apprendre le droit.
Comme M. André Descuret son compatriote, il y avait fréquenté les cercles littéraires, avait écrit trois ou quatre comédies en vers, dans le genre de celles d’un certain académicien Étienne, alors très en vogue, comédies qui du reste ne furent jamais ni jouées, ni éditées. Puis ayant pris sa licence en droit, il était venu à Millau. Monsieur Honoré, contemporain de Baudelaire, avait mené à Paris une vie de dandy et son petit patrimoine avait été vivement dépensé. Aussi, le voyait-on déambuler dans les rues millavoises et lentement se chêmer.
Retour à Millau
Donc, M. Honoré, à son retour à Millau, était dans un état assez proche de la gêne.
Un de ses camarades d’enfance, devenu Me Vézinhet avoué, lui donna l’emploi de maître-clerc dans son étude et M. Honoré put vivre, chichement il est vrai, mais il put vivre. Bien que jurisconsulte, très ferré en droit, bien que passable rimeur d’alexandrins pour comédies, bien que latinise émérite, M. Honoré ne se doutait pas d’avoir toujours ces qualités, on les dédaignait ; mais il se croyait grand peintre portraitiste.
Il mangeait plus que sobrement, ne buvait que de l’eau, mais il achetait force toiles, beaucoup de couleurs et proposait à tout venant de lui faire son portrait.
Il utilisait essentiellement des couleurs vives, mais parfois il lui arrivait de blanchir quelques traits avec une peinture à la céruse ou blanc d’argent, mais quand venait la période hivernale, quand la bise mordait bien des joues il lui arrivait davantage d’utiliser des teintes proches du cinabre, donnant à ses toiles des effets coruscants.
Pour son travail d’artiste, Monsieur Honoré achetait des toiles et des couleurs, mais… il n’acquérait jamais de pinceau… en effet, la particularité de Monsieur Honoré était qu’il peignait avec ses doigts. Aussi, quelles croûtes !
Cet artiste rappelait par ses tubes de couleurs, le violon d’Ingres.
De ses splendeurs parisiennes, de ses richesses passées, Monsieur Honoré avait conservé quelques épaves : des vêtements. « Je le vois encore », nous dit Léon Roux qui nous a raconté son histoire : « Je le vois encore culotté d’un pantalon de nankin à sous-pieds et vêtu d’une longue redingote de piqué blanc pincée à la taille, cela d’un blanchissage douteux : M. Honoré faisait sa lessive lui-même ».
« Outre ses dépenses en toiles et en couleurs, le maître-clerc d’avoué faisait encore une autre dépense évitable, donc somptuaire. Il fumait, fumait beaucoup de tabac, dans une longue pipe de terre gambier, dite pipe belge ; et souvent, à la fin du mois, hésitait deux à trois fois avant d’entrer dans notre boutique pour, confus et balbutiant, demander à crédit un paquet de tabac de 100 grammes. Crédit qui ne lui fut jamais refusé et fut toujours acquitté » (Digression, L’Auvergnat de Paris, 24 septembre 1932)
Léon Roux nous continue ainsi cette histoire : « Moi, je devais aller à Paris que huit ans plus tard, mais mon père, qui tenait à faire de moi un rat-de-cave soit un commis des droits réunis, voulut me mettre à même d’affronter le concours, et ma mère, qui seule dans le ménage savait prendre une décision d’ailleurs toujours bonne, me donna un professeur pour moi seul ».
Payé en paquets de tabac
« Lorsque cette décision fut prise chez nous, le choix de ma mère se porta sur M. Honoré Blanc. La proposition fut acceptée avec joie. C’était pour M. Honoré le tabac assuré, car il fut entendu que pour deux heures de leçons tous les soirs (le bureau de tabac de la famille Roux se trouvait alors à l’angle de l’actuel Clausel-de-Coussergues et du café des Colonnes, dans la rue Ricord aujourd’hui disparue) deux heures de leçons tous les soirs, de 7h à 9h, M. Blanc recevait pour émoluments trois paquets de tabac de 100 grammes et trois boîtes d’allumettes par semaine, autant de pipes belges qu’il pourrait en culotter ou casser et, de plus, il déjeunerait avec nous le dimanche.
Dans l’esprit de mon père, M. Blanc devait, par étapes, me préparer à affronter cinq ans plus tard d’ailleurs les concours des droits réunis, mais lui et moi en décidâmes autrement. Et c’est pourquoi, pour sa première leçon, mon professeur vint avec une grammaire latine ; et dès ce jour, je m’évertuai à apprendre la première déclinaison : rosa, la rose.
Au bout d’un an de ces leçons pendant lesquelles M. Blanc fumait pipe sur pipe (et moi mes premières cigarettes), j’arrivais jusqu’à la règle du Liber Petri et à traduire médiocrement l’Epitomae sacrae : Primo Die Deus fecit evelum et terram ».
Et, mon Dieu, quand on parle toute la journée le patois cévenol, cette traduction n’est pas bien difficile. Ceci se passait en 1872. Mais cette année influa beaucoup sur mon avenir. M. Honoré, abandonnant la peinture, venait passer tout son temps libre dans ma chambre, où j’étais censé compléter par l’étude personnelle les leçons de la veille. Au lieu de me faire répéter, il me contait ses souvenirs de Paris, souvenirs d’art, de littérature. Il me parlait de Gustave Flaubert qu’il avait connu vers 1863, alors que parut Salambô. Il avait connu aussi Emile Augier, Théophile Gautier, Gustave Droz, Taine, Champfleury, et il me parlait de leurs œuvres en critique avisé.
Alors, plus que jamais, j’abhorrai les droits réunis et l’idée d’aller à Paris germa, poussa, grandit dans mon cerveau. Pauvre père Honoré ! mort depuis plus d’un demi-siècle, je vous suis reconnaissant de votre enseignement et même des illusions que vous m’avez données. C’est pourtant bien de votre faute si aujourd’hui, inspecteur des contributions en retraite, je ne suis pas à Millau, dans une toute petite maison de l’avenue Gambetta, tout près de la Dourbie dont les truites et les écrevisses sont si bonnes. Je ne vous en veux pas, brave et bon M. Honoré Blanc, je suis même sans doute le seul à penser quelquefois à vous ».
Georges Girard nous apprend que « M. Honoré, porté sur l’état civil comme « ancien clerc d’avoué » devait décéder, célibataire, et sans doute sans grande fortune, à l’hospice de Millau, le 8 décembre 1880.
Léon Roux, son élève, qui nous a conté son histoire ne devait à mourir à Paris, lui aussi à l’hospice, qu’en 1935. » (Vieilles Maisons, vieilles histoires, journal de Millau, 17 octobre 2002).
Marc Parguel