Dans le courant du XIXe siècle et encore en 1900, il n’était pas rare qu’on parle des meneurs de loups, ces « bergers du diable » qui vont de ferme en ferme rançonner les habitants. Bûcherons, charbonniers, vieux gardes-chasse, braconniers ou brigands, ils vivent à l’écart des villages au plus profond des bois, côtoient les bêtes sauvages, reconnaissent leurs sentes et leurs gîtes et savent élever une portée de louveteaux. Leur refuser l’hospitalité, l’argent demandé, c’est risquer de voir la nuit suivante en représailles le troupeau de la ferme décimé par les fauves.
Mais en réponse à la bienveillance, le meneur éloigne la rage et protège le bétail contre la dent du loup. Entre brigandage et sorcellerie, la vie des meneurs de loups est relatée du Languedoc au Berry. « Je connais plusieurs personnes qui ont rencontré aux premières clartés de la lune au carrefour de la Croix-Blanche le Père Soupison, surnommé Demonnet, s’en allant tout seul, à grands pas, et suivi de plus de trente loups » (George Sand, les légendes rustiques, contes populaires et légendes du Berry et de la Sologne). Les gendarmes de la maréchaussée combattront les meneurs de loups jusqu’au XIXe siècle. Le plus célèbre des nôtres est sans doute celui que tout le monde appelait « La Conque ».
L’instituteur Auguste Causse, né en 1831, au Gayran (Sourbettes) et décédé à Montjaux en 1907 nous rappelle à son souvenir : « Dans notre jeunesse, nous avons-nous même connus deux de ces individus qui faisaient, unis ou séparés, des tournées tous les ans, dans le pays : La Conque et Vernet. Sous prétexte de faire la chasse aux loups et aux renards, ils se présentaient dans les villages et les fermes, porteurs d’une tête ou d’une peau de loup, et quêtaient les denrées : lard, jambon, saucisse, œufs, etc. Contents, ils assuraient maîtres et maîtresses que loups et renards ne feraient aucun dommage à leurs bêtes jusqu’à leur prochain passage. Car, disaient-ils audacieusement, ils avaient tout pouvoir sur ces deux espèces de carnassiers. S’ils étaient mécontents de la réception qui leur était faite, ils se retiraient en maugréant et en faisant des menaces accompagnées de certain jargon cabalistique à leur usage où le mot loup était prononcé. Si bientôt le carnassier faisait une visite au berger – ce qui était assez fréquent à cette époque – et surtout s’il lui enlevait une tête de bétail, c’était incontestablement un effet de la vengeance du louvetier. La Conque, surtout était le plus redouté des deux. Des gens assuraient l’avoir rencontré, la nuit entouré d’un cercle de loups auxquels il adressait la parole et qui lui obéissaient au doigt et à l’œil » (Légendes du Causse Noir, La Masco, sorcière du Puits Maynial, journal de Millau, 11 novembre 1961)
La Conque est un de ces hommes marqués par l’esprit des forêts. Il inspire la crainte. N’a-t-il pas des pouvoirs surnaturels, celui qui rassemble ses compagnons au crépuscule en quelques carrefours secrets ? Il paraît faire corps avec la nature, d’ailleurs son surnom est tiré du mot patois « counca », qui signifie creux naturel, petit vallon circulaire au sein des plateaux calcaires.
Au milieu du XIXe siècle, un paysan caussenard racontait sérieusement que, revenant de Meyrueis, il s’égara la nuit en passant la Jonte. Dérouté, il chercha en vain sa route, trébucha, s’engagea sur une piste, se hasarda sur une autre, rebroussa chemin, redoutant quelques guets-apens, lorsqu’il entrevit une lueur embrasant les broussailles à faible distance. Il s’avança et parvint à un endroit où se trouvait allumé un grand feu. Autour de ce dernier, une étrange assemblée se tenait : une assemblée de loups ! A son approche, les fauves grognèrent menaçants, toutes babines retroussées, arquant l’échine, poils hérissés, prêts à bondir…
Une silhouette surgit de l’ombre, grondant un ordre bref qui apaisa les fauves. C’était un colosse brun au visage buriné, au regard farouche mâtiné de fierté. Immobile près des flammes, d’une voix rude, mais calme, il se fait rassurant : « Montre-toi, ne crains rien, tu es perdu …ils connaissent le chemin. Ils t’accompagneront… Quand tu seras rendu, donne-leur une miche de pain ». Le louvetier fixa le paysan, sur la figure de qui se peignait la plus grande terreur. Et ce dernier accepta, par obligation, l’aide de « La Conque ». Il lui donna pour l’accompagner jusqu’à son domicile, deux loups qu’il désigna dans le groupe par les noms de Bartasse et de Madasse.
Et en effet, les deux fauves l’accompagnèrent, l’un devant lui, l’autre derrière, jusqu’à sa demeure où il arriva plus mort que vif de son étrange aventure. À peine rentré chez lui, ne pouvant plus trouver ses mots, il tomba de fatigue. Quand les habitants du village virent ces deux loups devant sa porte, ils se demandèrent comment ils pouvaient se trouver là… Et l’homme retrouvant ses esprits leur expliqua que « Le Monsieur qui me les a envoyés, il m’a dit de leur donner un pain et ils repartiraient comme ça ». Ce qu’il fit.
Comme le soulignent Jacques Frayssenge et A. Bloch Raymond : « La trame de ce récit est marquée assurément par des éléments fantastiques : la forêt, la scène de l’accompagnement, l’arrivée à la maison, l’attente des loups, et leur départ après le don du pain… Le récit met en scène des personnages qui paraissaient avoir existé et agi dans un espace connu, un bois dans les travers de la Jonte, et dans un temps donné, la nuit. L’histoire apparaît alors comme véritable, transmise à l’auditoire comme tel. Elle garde cependant tous les caractères de la légende et s’appuie sur la croyance au meneur de loups » (Les Etres de la Brume et de la Nuit, mai 1987).
Marc Parguel