À l’extrémité nord du quai Sully-Chaliès (ancien quai de la Mégisserie), on apercevait autrefois faisant face à la rue du Pont de fer, une maisonnette et une culée en maçonnerie, dernier témoignage du pont suspendu disparu lors de la crue de 1875.
Si la terrasse établie sur la culée existe encore, il n’en est pas de même de la construction attenante. Cette modeste maison fut édifiée en 1840 lors de la construction du pont sur un monticule qui s’appelait alors « le Mourras », formé par les débris de l’ancienne église Notre-Dame.
De Gaujal nous le rappellerait si besoin : « En 1700, les décombres, provenant de la démolition qui avait été l’ouvrage des Calvinistes, furent transportés sur les bords du Tarn et formèrent le tertre qui est, à l’extrémité orientale de la Grève, vulgairement appelée « La Grave ». C’est pour ce motif qu’avait été érigée sur ce tertre une croix qui, avant la Révolution, était l’objet d’une procession annuelle. » (Études historiques sur le Rouergue, par le baron de Gaujal).
Comme nous le voyons, ce quai avant d’être celui de la Mégisserie était connu sous le nom de « La Grave ». Ce nom tirait son origine du gros sable qui se déposait sur le bord du Tarn. Grave servait à désigner la surface couverte de gravier.
On ne voyait plus en 1889 ce gravier, depuis que la Municipalité Chaliès avait décidé de limiter la rivière et arrêté les empiétements en créant « un perré » solide ; ces travaux de défense, rendus surtout nécessaires par la crue de 1888, qui avait emporté une partie des quais, furent exécutés dès 1889 et terminés en 1892. C’était là qu’autrefois les drapiers faisaient sécher leurs draps, et plus tard lorsqu’il devient celui de la Mégisserie, on y étendit les peaux.
La maison qui nous intéresse aujourd’hui fut bâtie, semble-t-il, pour y accueillir le péager du pont suspendu. Ce fameux pont de fer fut terminé et livré à la circulation en mai 1840. Pour fêter l’évènement et afin de provoquer les actionnaires du Pont Lerouge, il fut décidé que tout passage sur le pont serait gratuit. Ceci dura un temps comme nous le rappelle la presse de l’époque : « Le cinq de ce mois (mai), M. Bayard a rétabli le péage de son pont suspendu (sur le Tarn à Millau) dont le passage était livré gratis depuis le mois de juillet dernier » (L’écho de la Dourbie, 8 mai 1842).
Cette maisonnette à l’entrée du pont fut longtemps habitée par une branche de la nombreuse famille des Lauret dits « Soupetard », comme en témoigne ce fait divers du 8 août 1854 : « Mardi dernier, vers les six heures du matin, pendant un orage, un violent coup de tonnerre a mis notre ville en émoi, la foudre est tombée sur le toit de la maison du sieur Lauret, dit Soupetard, située près du pont suspendu ; elle est descendue par le conduit des eaux pluviales, a longé un des pilastres de la porte d’entrée et fait voler en éclat le soubassement. Un enfant de quinze ans, nommé Étienne Cortès, qui était en ce moment sur le seuil de la porte et avait un bras appuyé contre la pierre, a eu la main labourée par le fluide. Son état qui d’abord a inspiré quelques inquiétudes ne présente aujourd’hui aucun danger. » (Écho de la Dourbie, 12 août 1854)
Ce surnom, contrairement aux apparences, n’aurait aucun rapport avec l’habitude que ces Lauret auraient eue de prendre leur repas du soir à une heure avancée. Il viendrait du patois « Ieu soupo o Tar » : « je soupe au Tarn, au bord du Tarn ».
Edouard Mouly (1883-1964) alias Mylou du Pays maigre pourrait nous le confirmer : « Dans notre savoureux parler local, nous ne mettons pas d’article devant le nom de notre rivière, pas plus que nous ne faisons suivre son nom d’une consonne nasale si dure à prononcer. Pour nous, Millavois, le Tarn, c’est « Tar ».
Et voici des exemples. Le bon poète Grégoire, que j’ai bien connu, a chanté « Naùtres aben Dourbio et Tar » (nous avons la Dourbie et le Tarn). De quelqu’un qui ne trouve pas un objet cependant bien visible, on dit « Trouborio pas d’aïgo à Tar » (Il ne trouverait pas de l’eau dans le Tarn ». On va à Tar laver lo bugado [la lessive]. On va se baigner, pêcher à Tar, On va voir Tar quand il est gros… et l’on pourrait multiplier ces exemples » [À Tar ! Alades, 1934]
Avant que le Pont de fer ne soit emporté, les Soupetard auraient tenu, en cet endroit passager, une auberge. D’après Pierre-Edmond Vivier, « leur habitation fut longtemps appelée, par plaisanterie, l’« Hôtel des trois moineaux » et ce serait un indice que, hôtellerie ou non, la chère qu’on y faisait était plutôt maigre. » [Images Millavoises, n° 514, Journal de Millau, 1er janvier 1993].
Les Soupetard en auront vu passer des évènements sous leurs yeux : « La pluie torrentielle qui est tombée les 22 et 23 [septembre 1866] a produit sur tous les cours d’eau une crue extraordinaire, qui a entraîné des débordements, des inondations et occasionné des dommages considérables.
À Millau, le Tarn, sortant de son lit, a couvert les jardins et les tanneries qui s’étalent entre la ville et la rivière, ainsi que le chemin de Creissels, et atteint la hauteur de 5 mètres 80, qui est le niveau des plus fortes inondations dont on ait gardé le souvenir, notamment celle de 1825. La rivière charriait beaucoup d’arbres. On assure aussi avoir vu rouler dans les flots un bœuf, un cochon et d’autres animaux, une petite charrette, un chapeau, un parapluie et divers objets mobiliers. Le pont de la Cresse, situé sur le Tarn en amont de Millau, a été emporté » [L’Écho de la Dourbie, 29 septembre 1866].
« Samedi soir [4 mai 1867], une jeune fille de Millau, Julie Fassou, a péri, misérablement victime de son imprudence. Elle était occupée à laver du linge sur la rive droite du Tarn, en amont du Pont en fil de fer. Pour ravoir quelques pièces que l’eau venait de lui emporter, elle s’avança, malgré les instantes prières de ses compagnes, jusqu’au milieu de la rivière et fut entraînée par le courant assez rapide en cet endroit.
Aux cris poussés par ces dernières, le sieur Bonnefous [Jean-Pierre], tanneur, accourut pour la sauver. Malheureusement ses forces trahirent son courage et l’infortunée qu’il venait de saisir lui échappa des mains et disparut sous les flots. On n’a pas tardé à la retrouver, pourtant il était déjà trop tard et les soins qui lui ont été donnés par un médecin de la localité n’ont pu la rappeler à la vie » [L’Écho de la Dourbie, 11 mai 1867].
En mai 1870, le pont de fer accusa quelques signes de fatigue : « Tout récemment trois traverses du tablier du pont de fer se sont rompues sous le poids d’une charrette chargée de vin que conduisait le sieur F. Portalié, roulier à St Chély. Pour dégager les roues enfoncées dans la brèche ouverte, il a fallu dételer les chevaux et décharger le lourd véhicule. Pas d’accident regrettable. Le passage du pont est interdit au public » [L’Écho de la Dourbie, 7 mai 1870].
Dans la nuit du 12 au 13 septembre 1875, le pont de fer, qui n’avait que 35 ans d’existence, fut emporté : une seule colonne restée debout céda aux crues postérieures. Lors de cette crue, « les préposés au péage du pont suspendu se trouvaient dans un petit pavillon construit à l’entrée du pont, menacés d’être engloutis et séparés des sauveteurs par un courant rapide et profond, trois courageux citoyens, Guy, Alric et André montés sur une légère embarcation, sont parvenus à le franchir et ont ramené sur le bord un vieillard et deux femmes, non sans avoir couru les plus grands dangers. » [Revue religieuse du diocèse de Rodez, 24 septembre 1875].
Cette maisonnette a depuis disparu, il ne reste plus que la terrasse établie sur la culée rive droite, celle qui fait face à la passerelle « du Saoutadou » inaugurée récemment [1er décembre 2021].
Marc Parguel