Le village de Saint-Germain a pris l’heureuse initiative de dénommer ses vieilles ruelles en mettant en avant des gens tout simples, qui ont été des figures pour les habitants. Une plaque porte ainsi le nom de « Rue de la Pierroune carillonneuse (1860-1938) » en reconnaissance de Mme Migayrou qui dispersa dans le ciel du village l’angélus trois fois par jour, pendant de nombreuses années, et ce pour un bien maigre salaire.
Un deuxième panonceau rappelle le souvenir d’un nommé Joseph, dit « le Prince », personnage quelque peu marginal, mais parfaitement honnête qui chassait souvent pendant les périodes prohibées, faisait sécher des peaux de serpent et vivait exclusivement des produits offerts par la nature : champignons, fruits, lapins sauvages, etc.

Voici son histoire :
En 1866, naquit dans le village de Saint Germain, perché sur les pentes du Puech d’Andan, le prénommé Joseph. A sa naissance, il ne portait que ce prénom, n’ayant jamais eu de père digne de lui donner un nom. Pourtant, du côté de sa mère, il était de bonne lignée puisqu’il était le neveu de Jean-Henri Fabre, le célèbre entomologiste.
Il passa son enfance dans ce modeste village bien paisible, aux maisons solidement bâties en pierre du pays, généralement exposées au midi ou aux rayons obliques du couchant.
Dès l’âge de sept ans, il fut séparé de sa mère et placé dans les fermes pour gagner son pain et ses sabots. Si quelques maîtres prirent soin de lui, d’autres lui firent la vie dure. Comme lit, il ne connut que la paille des soupentes et des étables. A table, même le pain noir lui était mesuré.
Les larmes lui en venaient aux yeux. Comment vivre sa vie comme tout le monde ? Lui que l’on avait surnommé « le champi » : l’enfant trouvé dans les champs.
Puisqu’on le désignait ainsi, autant profiter de ce que la nature pouvait lui offrir gratuitement : l’œuf de caille, l’oiseau tombé du nid, quelques baies, un escargot baveux et même la chair palpitante de la vipère qu’il avait dépouillée pour en tirer médecine.
Dans ce village de Saint-Germain qui tourne le dos au Lévézou, pour se fondre dans le Causse Rouge, il se mit à observer comment se déroulaient les travaux des champs, il se passionna aussi pour ce que la terre pourrait lui apporter.
Petit à petit, il fit ses armes en posant ses premiers pièges « le collet » avec de vieux câbles ou « la tendelle » : une pierre plate assez lourde, retenue en équilibre par une branche si ténue qu’elle tombe au moindre frôlement de l’imprudente grive attirée par un appât, baie ou fruit.

Plongeant son regard dans les eaux du lavoir de Barbade, il se mit à rêver de voir un jour la mer.
La mer…tout le monde en parlait dans le village, mais personne ne l’avait vu.
Et les enfants a qui on l’évoquait disait que pour eux la mer, c’était la rivière où on allait se baigner.
Il faut dire qu’à Saint-Germain, on ne trouve pas le moindre ru, l’eau y est rare et de surcroît souterraine.
Alors le Tarn ou la Dourbie, aux yeux des enfants, cela devenait grandiose !
Quant à Joseph, son idée d’aller voir la mer le poursuivit longtemps, longtemps jusqu’au jour où il effectua son service militaire.
Voir la mer
Son rêve allait enfin se réaliser quand on l’envoya faire son service militaire dans la Principauté de Monaco. Quel émerveillement avait été le sien devant cette immensité et ce paradis terrestre qu’était la Principauté, lui, qui n’avait connu que ses garrigues et son Causse Rouge natal.
Durant son année à Monaco, il vit maintes fois le Prince, l’approchant et guettant ses moindres faits et gestes. De retour à Saint-Germain, il en parlait d’abondance, qu’il avait vu la mer, qu’il avait vu le Prince.
Ce dernier revenant toujours dans les sujets de conversations, les habitants de Saint-Germain lui donnèrent naturellement comme « escais » (surnom) : Le Prince.
Il reprit le chemin de la terre du Causse Rouge, et avec l’âge, il franchit tous les échelons habituels et devint si expert dans les travaux des champs, qu’on se disputait ses œuvres. On le trouvait maniant la faux à la fenaison, la faucille à la moisson, la fourche au battage, et plus souvent la pioche dans les vignes.
Une famille de Prince
Il se maria avec une jolie femme : Marie, à qui les habitants donnèrent le surnom de « Princesse » et eut de beaux enfants qu’on appela « les petits princes ».
Son nouveau statut de père de famille le motiva a les élever du mieux possible, a leur offrir un confort qu’il n’avait jamais connu.
Vaillant, il partait à la pointe du jour, le « bigos » sur l’épaule, le bissac et le « barral » en bandoulière et franchissait à pied des kilomètres pour se rendre à son travail.
Après la tâche du jour, malgré sa fatigue, la tâche de la nuit commençait : l’affût, le lacet, la tendelle…n’avaient pas de secrets pour lui. Sur le sol, la neige ou la rosée, il savait reconnaître les empreintes de pas, laissées par le gibier, les excréments, les reliefs de repas, capter les sons, distinguer les odeurs. Un poil, une plume accrochée au chardon, une herbe foulée, le conduisaient au nid ou au terroir. A l’odeur du terrier, il reconnaissait ses locataires : lapins, renards ou blaireaux. Il en supputait l’âge, le poids et même le sexe. C’est à coup sûr qu’il tendait ses pièges.
Il n’arrivait jamais bredouille, et pourtant, il ne pouvait satisfaire tous ses clients. De sorte que celui qui comptait sur « un président » pour sa noce ou son banquet devait le gommer du menu pour le remplacer par un vulgaire lapin de choux.

Entre-temps, il façonnait des fagots de pins qu’il livrait aux boulangers de la ville avec sa charrette tirée par une ânesse. Quotidiennement il narguait la Maréchaussée qui le regardait d’un air soupçonneux, et parfois perquisitionnait. S’il fut dénoncé, il ne se fit jamais prendre.
Rien ne pouvait arrêter notre braconnier qui connaissait toutes les ficelles de son art, bien que le braconnage n’était qu’une activité annexe, après son travail dans les champs, mais pour braconner comme beaucoup de choses, on est doué à la naissance ou on ne l’est pas.
Au début des années 1940, ses forces commencèrent à le trahir, alors « le Prince » prit du temps pour lui. On le vit deviser sur le temps qu’il allait faire, le crâne bourré de dictons ou d’anecdotes. Conteur plein d’humour, il aimait raconter ses exploits, ses craintes et ses sueurs froides à la vue d’un tricorne ou du képi. Le braconnage ne l’avait pas enrichi, mais c’était une activité plaisante pour lui.
Il mourut un soir d’hiver, dans sa 84e année, en 1950, laissant que très bons souvenirs à tous ceux qui l’ont connu.
(D’après Juliette Andrieu (1904-1998), figure du passé, le dernier braconnier, Journal de Millau, 1978)
Marc Parguel