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Patrimoine Millavois : La folie des tables tournantes

C’est en mars 1853 que l’on entendit parler pour la première fois en France des tables tournantes, ce fut comme une traînée de poudre qui nous venait d’Amérique. En effet, le « table moving » s’est développé d’abord dans l’état de New York puis aux Etats-Unis avant de traverser l’Atlantique et de connaître un essor sans précédent en France. A Millau, on commença à l’évoquer dès le début du mois d’avril 1853, ce qui fit dire au journal de l’époque :  « Lorsque, le phénomène de la Danse des tables fut révélé par un Américain, on crut voir un poisson d’avril, aussi monstrueux que le serpent de mer, quittant les eaux du Nouveau Monde et venant, à travers l’Atlantique, amorcer le vieux continent. Mais, un beau jour dans un coin de l’Allemagne, l’occasion ou le démon de la curiosité les poussant, des mains se sont jointes sur une table, et le prodige s’est accompli. La danse des tables était donc une réalité. Soudain, comme par l’effet d’une commotion électrique, de Saint-Pétersbourg à Cadix, de Bordeaux à Constantinople, toutes les tables se sont mises en branle.

Or, si les tables tournent à Berlin, à Vienne, à Strasbourg, à Paris, à Lyon, à Bordeaux, à Toulouse, à Marseille, à Montpellier, à Rodez et en mille autres lieux, pourquoi ne tourneraient-elles pas à Millau ? » (L’Echo de la Dourbie, 14 mai 1853)

La table tournante consiste en une manifestation physique d’une table qui se soulève et tourne, mais d’autres manifestations peuvent avoir lieu : coups frappés, voix entendues (on parle de table parlante), communication avec les esprits…

Premiers essais au Cercle du Commerce 

C’est au Cercle du commerce au nom prédestiné, que se réunirent autour d’une table, dans les premiers jours du mois d’avril 1853 les « bourgeois » de Millau le soir venu afin de voir si quelques tables pouvaient tourner. Ce « cercle du commerce » se situait à l’angle de la rue de l’Ancienne Tour. Il fut complété en 1862 par le cercle de l’Industrie, qui prit place lui sur le boulevard de l’Ayrolle.

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Photo n°2. Le Beffroi vu de l’entrée de la rue de l’Ancienne tour en 1838

 

Cette mode « de faire tourner les tables » attira très vite la curiosité des Millavois, et même sur le plan national : Victor Hugo souhaitant communiquer avec sa défunte fille en devint très vite un véritable fanatique.

Au moment où le pays se déchristianise, les esprits envahissent les soirées mondaines et c’est ainsi qu’à Millau : « Les tables viennent d’entrer dans la valse universelle, et, à leur suite, les chapeaux de feutre, les cuvettes de porcelaine, les corbeilles d’osier. Les premières expériences, faites au Cercle, ont été couronnées d’un plein succès. Aujourd’hui, entrez dans toutes les maisons, vous ne trouverez pas un guéridon, un feutre, une cuvette, qui n’ait exécuté ou ne soit en train d’exécuter sa fantasia. A l’incrédulité a succédé le doute, au doute la foi la plus vive. Les esprits les plus rebelles ont été domptés. » (Victorin Carrère, La Table Tournante, l’Echo de la Dourbie, 14 mai 1853)

Une séance de spiritisme en 1853. (DR)

Les séances de spiritisme se multiplient dans la cité du gant, presque de façon quotidienne. Pour certains « c’est un mouvement inconscient des muscles » qui fait tourner les tables, pour d’autres « c’est le talent des médiums sans scrupules ». Consultant un ancien et très sérieux Larousse en sept volumes datant du tout début du XXe siècle, Jacques Bruyère évoquait, sans prendre vraiment parti, ces tables tournantes ou parlantes très en vogue au XIXe siècle tout en concluant : « Le spiritisme a eu ses charlatans et il a servi, entre les mains d’habiles opérateurs, à l’exploitation de la crédulité humaine, très prompte à s’enthousiasmer pour les phénomènes surnaturels et les choses du merveilleux. Il a eu ses faux médiums, ses faux voyants, ses faux prophètes et même de prétendus photographes des esprits évoqués qui échouèrent en police correctionnelle. » (Table tournante, parfois parlante, chronique Nature et Patrimoine, Midi Libre, 24 août 2008).

Mode d’emploi

Un mode d’emploi édité à Paris en 1853. (DR)

A Millau, on fit même paraître un mode d’emploi pour les faire tourner, après avoir fait des essais concluants au Cercle du Commerce : « S’il reste encore quelques disciples de Saint Thomas, nous leur dirons :

Asseyez-vous, au nombre de cinq ou six, autour d’une table montée sur des roulettes. Isolez vos sièges, de manière à empêcher tout contact. Posez les mains à plat sur les bords de la table, placez chacun votre pouce gauche sur le droit et le petit doigt de votre main droite sur le petit doigt de la main gauche de votre voisin. La chaîne ainsi formée, vous pouvez reprendre le fil de votre conversation, parler de la rente, des chemins de fer, de Menschikoff et de sa suite. Trente ou quarante minutes se sont écoulées, un craquement se fait entendre ; attention ! c’est le phénomène qui commence. La table s’ébranle, oscille et se met à tourner de gauche à droite. Le mouvement de rotation, d’abord très lent, devient de plus en plus rapide, vous force à quitter vos sièges et vous entraîne dans une ronde infernale. Si vous n’êtes pas encore convaincus, appesantissez vos mains sur la table, et quand vous l’avez arrêtée, virez de bord : superposez le pouce droit au gauche, et le petit doigt de la main gauche au petit doigt de la main droite du voisin. La table a compris la manœuvre : après un instant de repos, elle reprend sa course en sens contraire, c’est-à-dire de droite à gauche. Une roulette rencontre-t-elle une fente du parquet, la table exécute quelques pirouettes sur le pied engagé, d’un bond franchit l’obstacle et recommence sa ronde avec une nouvelle ardeur. Le vertige met-il hors de combat les plus mauvais valseurs d’entre vous, qu’ils fassent place à d’autres ; après avoir fait connaissance avec les nouveaux venus, la table se remet en danse.

DR

Si vous n’avez pas la patience d’attendre les trente, quarante, cinquante minutes voulues pour l’expérience de la table, prenez un chapeau de feutre, posez-le sur un guéridon et formez sur les ailes une chaîne de six ou huit mains ; en quelques instants, le feutre s’agite, et vous avez beau le presser au point d’en faire un gibus, il vous force à le suivre dans sa course.

Si vous êtes dans votre chambre, placez la cuvette de votre pot à l’eau sur votre table, formez une chaîne sur les bords du vase, et vous le voyez tourner comme le jour où il est sorti des mains du potier.

Maintenant, avec le respect qui leur est dû, nous dirons aux personnes âgées de ne pas se mettre à la chaîne, car il paraît que les années ont affaibli en elles la faculté magnétique. Si le phénomène tarde à se produire, que les jeunes gens, à leur tour, cèdent a place aux femmes : chez elles la puissance du fluide est irrésistible » (L’Echo de la Dourbie, 14 mai 1853).

La table tournante. (DR)

 

Ces tables tournantes ont le don de faire tourner la tête de beaucoup de Millavois qui dépensent sans compter pour s’équiper notamment par l’achat des petites tables à 3 pieds, type guéridon. C’est surtout la tentation des expériences paranormales qui attire les habitants, associée à l’attrait de la nouveauté. Les expériences sont tentées avec plus ou moins de succès. Voici le résultat de quelques-unes d’entre elles qualifiées d’authentiques faites à Millau durant les premiers jours de mai 1853 : « Un chapeau, magnétisé par quatre personnes d’un âge mûr, ne s’est ébranlé qu’au bout d’un quart d’heure ; le même feutre, soumis à l’influence de deux jeunes gens et de deux femmes, a pris son élan dans quatre minutes ; quatre femmes l’ont fait tourner en deux ! Ainsi il est bien constaté que le beau sexe possède au plus haut degré l’aimantation animale. -Encore s’il ne faisait tourner que les chapeaux ! » (Victorin Carrère, l’Echo de la Dourbie, 14 mai 1853).

La mode des tables tournantes atteindra son apogée durant l’hiver 1853, mais elle se ternira assez rapidement, car d’une part condamnée par l’église, elle s’essoufflera totalement  lorsqu’elle traversera les guerres, les familles connaissant le deuil n’ayant plus le cœur à faire tourner les tables dans le but de se divertir ou de communiquer avec les esprits.

Marc Parguel

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