Causses et vallées

Quand Emma Calvé chantait à Dargilan en 1897

C’est en octobre 1894 qu’Emma Calvé (1858-1942), voulant trouver un havre de paix, loin des bruits de la foule et des théâtres dans lesquels elle se produisait, acheta le château de Cabrières. Le Messager de Millau du 13 octobre 1894 se réjouissant de cette acquisition écrivait : « cela nous fait espérer que nous aurons quelquefois l’occasion de la voir et de l’entendre dans notre pays ». Cabrières fut sa première retraite dans l’Aveyron, quand ses rentes restaient considérables. Elle fit tracer une route en lacets pour permettre aux autos d’y accéder et  restaurera le château en 1895 par M. Pons, architecte à Rodez, en ajoutant une aile, ouvrant des fenêtres à meneaux, puis surélèvera et couvrira les tours, ce qui  donnera à la forteresse un air romantique.

Emma Calvé devant son château de Cabrières. (DR)

Depuis son château, elle organisa d’incomparables excursions dans les gorges du Tarn, et ce fut au cours de l’une d’elles qu’elle se rendit à Dargilan.

La grotte de Dargilan, on le sait, fut découverte par le berger Maurice Sahuquet durant l’hiver 1881, avant que Louis Armand et Edouard-Alfred Martel ne l’explorent dès 1884.

A la demande de la société lozérienne du Club Alpin Français, l’entrée de la grotte fut élargie en novembre 1887.

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Comme nous le rappelle Daniel André : « Louis Armand fut en 1887 puis en 1890 le tout premier à faire un sommaire aménagement. Il avait placé des crampons, des cordes, onze échelles en fer et des rampes pour des mains courantes, mais aussi il avait gratté le sol en plein de secteurs pour rendre possibles des cheminements ceci sans que personne ne puisse tomber et se faire mal… En 1897, il y eut le premier été où la France Pittoresque gérait à fond la grotte de Dargilan ; c’est cette société-là qui dût très peu payer Louis Armand, mais quand même le faire manger et surtout fabriquer des cabanes pour accueillir les visiteurs, et, au moins une autre fut faite, pour que les guides venant du Rozier et Peyreleau puissent rester dedans sans partir tous les soirs dans leur propre appartement » (Louis Armand, cet inconnu au nom célèbre, 2021, p.128)

Devant l’entrée agrandie de Dargilan. (DR)

Pour aller visiter Dargilan en 1897, il fallait beaucoup de motivation, comme nous le rappelle cet article : « On peut se rendre à la grotte de Dargilan par trois points : Mende, Millau, le Vigan. Toutefois, il reste encore un trajet considérable à effectuer en voiture. La célèbre grotte se visite, d’ordinaire, à la suite d’une tournée dans les gorges du Tarn. Alors, après être arrivé à Peyreleau – Le Rozier, on gagne Dargilan, soit à pied, soit en voiture. La course à pied, jusqu’à l’entrée de la grotte, demande cinq bonnes heures. Les touristes qui voudraient borner leur excursion à Montpellier-le-Vieux et à Dargilan (le déplacement en vaut la peine) prendront Millau (Aveyron) comme point de départ… Descendons dans la grotte de suite, revêtus d’un habit spécial qu’on loue chez le guide, pour 2 francs. L’entrée dans la grotte est de 5 francs. Le spectacle vaut l’argent et au-delà. Munie d’une bougie, on suit avec précaution le guide. Sans trop s’en douter, on passe dans un boyau assez étroit ; on descend sous des voûtes ombragées de stalactites, dans un commencement d’admiration émue et silencieuse ; on traverse ensuite un couloir, en marchant baissé d’une façon assez pittoresque, ce qui a fait appeler ce couloir le passage des canards. On ne tarde pas à arriver à l’orifice d’une salle dont l’ampleur est prodigieuse : 120 mètres de longueur, 60 de largeur, 35 de hauteur. Cela représente l’intérieur de nos plus belles cathédrales. » (Au pays des Grottes, le Petit Marseillais, 26 juillet 1897).

En avant pour l’exploration. (DR)

C’est dans une des salles de la Grotte qu’Emma Calvé s’illustra durant cet été 1897 : « Une des artistes lyriques les plus choyées de Paris, et – hélas ! pour nous ! de l’Amérique et de l’Europe, une des plus populaires dans l’Aveyron, son pays d’origine, où elle vient chercher un repos de quelques jours, parcourait naguère, en touriste inconnue les grottes immenses de la région des causses. Des pâtres l’escortaient, guidant ses excursions, éclairant ses explorations souterraines. Un jour, ils la menèrent à Dargilan et là, dans la magnifique crypte que des avoués Parisiens ont célébrée, la grande artiste, impressionnée par la sombre beauté du décor, chanta l’air d’Alceste, répercuté formidablement par les échos de la caverne. Dès qu’elle se tut, un tonnerre d’applaudissements, multipliés par l’acoustique, vint l’acclamer, surprise, presque fachée : quelques Parisiens, dans les galeries voisines, l’avaient écoutée, reconnue et admirée…

Savez-vous, avouèrent les pastours émerveillés, en leur patois pittoresque, que vous chantez mieux que notre curé et même que les chantres de l’église de Millau !

Vraiment ?…

Oh oui !… Et c’était bien joli, cette chanson. Si vous vouliez venir ici la chanter quand il vient du monde de Paris, le propriétaire de la grotte vous paierait tout ce que vous voudriez.

Ah !… Et combien crois-tu, mon petit, qu’il me donnerait ?

Pour sûr, beaucoup d’argent.

Mais enfin ? insista l’artiste, très amusée.

L’enfant devint sérieux, réfléchit un instant, puis, à demi-voix, avec la conscience d’énoncer une offre exorbitante :

Vé !… Ça ne m’étonnerait pas qu’il allât jusqu’à cinquante sous ! » (Le Gaulois, 7 février 1898)

Emma Calvé (DR)

Ce fait, Emma Calvé l’a relaté en 1940 dans ses souvenirs :

Parmi les curiosités nombreuses des gorges du Tarn, se trouve la grotte de Dargilan. Je viens de la visiter. Séduite par l’étrangeté du lieu, j’ai chanté l’air d’Alceste, Divinités du Styx. Notre guide, un berger, m’a dit avec l’accent inimitable du pays :

— Ah ! vous en avez une jolie voix, mademoiselle. Si la propriétaire de la grotte vous connaissait, elle vous offrirait bien de venir chanter ici tous les jours pour les touristes et même qu’elle vous paierait cher.

— Combien penses-tu qu’elle me donnerait ?

Oh ! dit-il en se grattant la tête, je pense qu’elle irait bien jusque dans les cinq francs par jour.

— J’y songerai.

Trois ans plus tard, comme je revenais avec des amis, le même berger, me reconnaissant :

— Oh ! mademoiselle, je sais qui vous êtes ! Comme vous avez dû vous truffer (moquer) de moi. On dit que là-bas « dans les Amériques », toutes les fois que vous badaillez (chantez) vous gagnez huit paires de bœufs. (…)

(Sous tous les ciels j’ai chanté, Plon 1940).

Dessin de Théodore Rivière pour représenter la Stalagmite géante dite « le Clocher » publié dans le Petit Marseillais (1897). (DR)

Voici comment les choses se passèrent lorsqu’elle retrouva le berger en 1900 :

« Un vieux chevrier de sa petite patrie, l’Aveyron, lui disait un jour, en la guidant dans la grotte de Dargilan, un de ces mots où les simples condensent définitivement la vérité poignante : « A ce qu’on m’a raconté, chaque fois que vous ouvrez la bouche, en Amérique, vous gagnez dix paires de bœufs ! Mais nous qui vous avons vue toute petite et qui vous aimons pour vous-même, nous avons toujours peur que ça finisse par vous faire mal de tant crier… »  (Emma Calvé, journal Gil Blas, 22 décembre 1903).

Marc Parguel

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