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Patrimoine Millavois : Sur les pas d’Emilie Arnal (1863-1935) dans le Millau d’autrefois (1re partie)

Dans le cimetière de l’Egalité, dort pour l’éternité Emilie Arnal. Sa tombe qui fait face à l’obélisque passerait presque inaperçue tant elle ne se distingue pas des autres. Il y a encore une année, sa sépulture était envahie par les mauvaises herbes. L’épitaphe apposée là en son honneur était scindée en deux morceaux. Visiblement oubliée de tous, elle servait de dépotoir aux autres concessions voisines.

En février dernier, les services de la Ville de Millau ont décidé de remettre en état cette concession livrée à l’abandon, et qui aurait à jamais pu disparaître.

La tombe d’Emilie Arnal (plaque 2074, carré 3, famille Emilie Arnal). (DR)

Pourtant Emilie Arnal n’était pas une figure inconnue des Millavois. C’était une poétesse de grande renommée qui n’a jamais oublié sa ville qui l’a vu naître, au point qu’exilée à Lapeyrouse-Fossat, près de Toulouse, elle demanda, dans ses dernières volontés à reposer à Millau. Jusqu’ici, je ne connaissais d’elle qu’un nom de rue, celle reliant l’avenue Gambetta à la rue de la Paulèle.

Puis, je suis tombé par hasard, en cherchant dans une ancienne bibliothèque familiale de campagne sur un livre passionnant intitulé « Un oiseau dans l’Azur ». Dans cet ouvrage datant de 1932, Emilie raconte son enfance à Millau, jusqu’à son départ à l’âge de 16 ans pour la capitale.

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Ouvrons dès à présent le livre de sa vie…

Portrait d’Emilie Arnal. (DR)

Au croisement de la rue Sarret et de la rue de la Capelle

Laissons la parole à Georges Girard : « Un important magasin de nouveautés était tenu en 1872, à l’angle de la rue Sarret et celle de la Capelle. On y voyait Lucien Arnal, qui, en 1861, âgé de 28 ans avait épousé Elmy Vidal, la fille d’un fervent républicain : Hippolyte Vidal. Cette fille était âgée seulement de 16 ans et 3 mois, et le 20 février 1863, leur naquit une fille, Emilie qui devait devenir la poétesse et l’écrivaine Emilie Arnal.

La profession de marchand de nouveautés qu’exerçait Lucien Arnal l’obligeait d’aller très souvent à Paris et au retour, il racontait à sa fillette ce qu’il y voyait… Il lui parlait du quai aux fleurs, du marché aux oiseaux, de la grande rivière : la Seine, et surtout il en rapportait de ravissantes robes, des guimpes plissées avec de petites manches qui laissent voir le bras, des festons de velours autour d’une tunique, de fins souliers vernis sur des bas blancs brodés, sans oublier du sucre d’orge et du bon chocolat fourré de crème blanche, et Emilie s’écriait : « Papa  m’a rapporté tout cela de Paris où j’ irai avec lui lorsque je serai grande ! » Et elle ira à Paris.

Ici, à Millau, rue Sarret, la famille était cossue, et les menus des repas choisis » (Visite guidée de Millau, 21 septembre 2002)

Les plaisirs divins

Les vendanges sur les hauteurs du Crès © Jean Mezi

« Je vois papa qui rit en soulevant son verre rempli d’un vin brillant ainsi qu’un clair rubis. Il veut me faire boire une petite goutte de ce breuvage exquis ; mais je le trouve amer, âpre, rêche et brûlant.

Je n’aime pas le vin, si ce n’est ce muscat doré de Frontignan qu’on nous donne au dessert, parfois les jours de fête. C’est un parfum sucré qui caresse les lèvres ! Et cet Asti mousseux au goût de raisin frais !

Oui, ceux-là, je comprends, c’est un plaisir divin ; mais boire ce vin noir ou rouge, quelle horreur !

Aussi, devant un verre ordinaire qu’on lui tend, l’enfant refuse

Il est certain que le cru du terroir millavois n’avait rien de commun avec le vin d’Asti et le vin de Frontignan.

Et le père d’intervenir : « Si Lili n’aime pas le vin, je vends la vigne »

– Oh ! la vigne, Papa, La vendre ! Quel blasphème !

Car la vigne était très importante pour les Millavois à cette époque.

Papa sait mieux que moi quels enivrants délices cette vigne adorée donne en toute saison.

Tous deux partiront main dans la main vers les sentiers raides et rocailleux bordés de murs croulants, de sauvage mûriers, de chardons gris d’argent aux épines pointues. Ils arrivent devant la jolie maisonnette dont ouvre la porte avec deux autres grosses clés.

– On me trouve souvent blottie sous un figuier. Oh ! que j’aime les figues !

– Les meilleures, papa, ce sont les plus ridées ; elles ont l’air flétries et tombent toutes seules, mais elles ont au cœur une goutte de miel. C’est comme les raisins !

Je ne veux pas couper pour moi la grappe entière, mais il faut me laisser cueillir, sur chaque souche, les petits grappillons jaunis par le soleil : ils sont plus chauds, plus doux, plus sucrés que les autres.

– Ma petite Lili, vous êtes bien gourmande !

– Papa, vous m’avez dit que les meilleures choses viennent des mains de Dieu pour ses enfants chéris.

– Mais êtes-vous vraiment de ses enfants chéris ?

Un flot de jeune sang envahit mon visage.

– Papa, papa, je suis ta petite, et tu m’aimes !

– Tu ne vendras jamais la vigne, où j’en mourrai.

Au crépuscule de sa vie, Emilie Arnal écrivait : « La vigne ! Elle est vendue, et je ne suis pas morte. Mais qu’importe à présent, puisque je n’irai plus sous ses arbres en fleurs avec ceux que j’aimais !

Seulement, quand l’été finissant me ramène dans la vallée où tout me parle d’autrefois, je vais dans le chemin des vignes qu’on vendange ; j’entrevois le velours violet des fruits mûrs, j’aspire cette odeur âcre de la lanterne, je regarde le pampre aux feuilles rougissantes, toutes baignées du sang pourpre d’une blessure.

N’est-il pas venu là de la plaie de mon cœur lorsque la mort trancha le cep et que la branche retomba sur le sol pour ne plus refleurir ? » (La tourterelle chante, un oiseau dans l’Azur, 1932)

Le roi des fromages, sur la place d’Armes (Place Foch)

Sous le couvert. (DR)

Sous le « couvert » de notre vieille place d’Armes, sur un des lourds piliers de pierre, on lit des mots bizarrement gravés. C’est : « Guara q(ué) foras ! ». Qu’ils sont mystérieux, étranges, menaçants !

Victorine s’applique à me les expliquer.

– Ça veut dire : « Prends garde à ce que tu feras ».

Auprès de la colonne est une borne plate, une table carrée où montait autrefois le condamné que l’on mettait au pilori. Aujourd’hui, l’on y voit, aux heures du marché, les gens de la campagne étaler leur fromage, ce fromage qui pique avec ses taches bleues. Je n’apprécie pas trop son odeur pénétrante ; pourtant, il a sauvé la vie de ma Lucette.

Elle ne mangeait plus, elle était très malade, et maman la tenait toujours sur ses genoux.

Un soir, j’ai bien compris qu’elle pourrait mourir, et j’ai dit, au dessert :

– Il nous faut la garder cette petite fille, sans la rendre au bon Dieu. Il a bien assez d’anges ! Et nous, nous n’avons qu’elle.

Maman ne répond pas. Ses yeux restent baissés sur l’assiette où s’écrase un peu de pâte fine, et la mignonne avance un doigt mince et fragile et le retire avec un peu de cette crème qu’elle porte à sa bouche…

Sans doute elle se trompe ; on va la voir cracher… Mais non ! Elle paraît sucer avec délice !

Ah ! elle recommence !

– O mon Dieu, quel miracle !

– Cette enfant est sauvée, dit maman. Elle mange.

Oui, ma sœur est sauvée, et moi je suis très fière. Le lait de ces brebis des causses du Larzac, ce plateau d’où venait notre arrière-grand-père, qui possédait là-haut des fermes, des domaines, a guéri ma petite, et j’aime ce fromage qu’on nomme avec raison le fromage des rois et le roi des fromages (Le lait de nos brebis,un oiseau dans l’azur, 1932).

Sous les yeux d’une mère d’élite

De sa mère qui lui inspira de bonne heure le goût de la poésie et de la musique, la poétesse nous a laissé cette page émouvante sous le titre « o mes amours » (Extrait d’un oiseau dans l’Azur, 1932).

Parlant d’elle lorsque elle était enfant dans la maison riche de la rue Sarret, elle dit : « Je vois un regard bleu, d’un bleu de violette, un cou blanc caressé par une boucle fauve, tandis que, tendrement nos voix mêlées murmurent :

O mes amours, o toi le seul bien que j’envie, A toi ma vie, O toi, mon seul bien pour toujours.

Un soir, je m’endormais, elle entra dans ma chambre, habillée pour sortir. Son parfum m’éveilla.

Qu’elle était belle avec sa robe aux plis d’argent et la dentelle souple, et la molle tunique où s’accrochaient deux roses !

Elle me souriait grande comme une reine ;  et moi, je la voyais apparue en mon rêve comme un ange du ciel.

Quand elle fut partie, je pensais à ses yeux, et à la vision dans l’ombre disparue, il restait la senteur de deux roses vivantes.

Un jour de fête foraine sur la Capelle 

C’est l’éblouissement des petites baraques apparues tout à coup sur la grande esplanade pour la foire annuelle et la foire du 6 mai. C’est toute une journée de bruit et de poussière dans les rues de Millau. Et que de paysans avec leurs blouses bleues et de leurs chapeaux de feutre ! Que d’arracheurs de dents aux voitures dorées, de bohémiens frisés qui lisent dans vos mains votre bonne aventure au seuil de leurs roulottes !

Paysans en blouse bleue. (DR)

On dit que, quelquefois, ils volent les enfants, aussi, je ne sors pas. Je regarde au balcon ces gens qui se bousculent ; et j’entends tous ces cris, et je suis bien contente de manger gentiment auprès de la fenêtre cette flône sucrée, la fouasse remplie de morceaux d’angélique et de cédrats confits.

Pourtant, je voudrais bien admirer les merveilles que l’on montre en secrets sous les tentes fermées !

J’irai me promener demain avec ma bonne, quand les vendeurs seront partis dans leurs villages.

Mon cœur est agité du plaisir attendu…

Puis vint le grand jour :

– Nous voilà toutes deux sur l’estrade couverte où sont des quantités de petites lunettes vers lesquelles on vient tour à tour se hausser. Je regarde. Ce sont des combats, des massacres, des chevaux éventrés et des soldats mourants. Julie ! Allons-nous-en ! Je ne peux pas voir ça…

Ces chevaux de bois, harnachés de velours paraissent disposés pour un joyeux voyage. Un groupe exubérant de rieuses gantières nous bouscule en passant… Elles rient, elles crient, elles ont l’air heureuses !

– O, Julie, je voudrais monter sur ce manège !

Nous sommes installés. Le bras de mon amie me soutient, ferme et doux, sur mon calme coursier.

Nous partons lentement ; puis c’est la galopade. Je vois tourbillonner la foule autour de moi.

Julie ! Je veux descendre ! Arrêtez ! arrêtez ! Mais on n’arrête pas. Hélas ! il faut attendre que le tour soit fini…

Maintenant je suis là, toute pâle et déçue. Moi qui croyais voler vers un monde enchanté ! On nous a fait courir en rond sur une planche, sans jamais avancer… Et la tête qui tourne, et le cœur qui fait mal, et ces vulgaires cris, et ce grand désespoir de ne pouvoir descendre quand on en a assez. (D’après : les décevants plaisirs, un oiseau dans l’Azur, 1932).

A suivre…

Marc Parguel

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