Causses et vallées

Trois victimes d’une louve enragée (janvier 1866)

Le dimanche 7 janvier 1866, vers 11h, une louve d’une taille énorme qui avait été vue, traquée et blessée par des chasseurs, dans la matinée sur le territoire de la commune de Sauclières, entre les villages du Bénéfire et du Caussanel, arriva, errant à l’aventure, tout près du village d’Algues, dépendant de la commune de Nant, où elle devait, atteinte d’un violent accès de rage, mordre et horriblement trois personnes.

Voici le nom des trois victimes : Marie Guilhou, bergère âgée de 11 ans, domiciliée à Algues (commune de Nant), Jean Fabre, chercheur de truffes, âgé de 56 ans domicilié à Nant, Émile Balsenc, taillandier, soldat au 42e de ligne, en congé de semestre dans ses foyers, à Saint-Jean de Bruel, âgé de 26 ans. La première victime fut la jeune bergère Marie Guilhou.

À 500 m du village d’Algues, dominé  à cette époque par les ruines d’un vieux château, le terrible animal rencontra sur ses pas cette pauvre enfant, qui, faible et inoffensive comme on l’est à son âge, faisait paître un petit troupeau de brebis dans un champ appartenant à sa famille. À l’instant, la louve au lieu d’attaquer le troupeau, fit un bond, se précipita sur elle et la renversa par terre, ne trouvant d’autre résistance que les cris impuissants de la jeune Marie.

Impatiente d’assouvir sa rage, cette bête maudite la mordit avec fureur, lui fit onze blessures profondes au visage et au sommet de la tête, et quatre à la main gauche. Après avoir ainsi mutilé sa première victime, la louve se retira lentement pour aller bientôt renouveler ses sanglantes attaques. La malheureuse bergère pousse des cris d’effroi, elle appelle au secours…

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Les ruines du château d’Algues. © DR

On est navré de douleur en pensant aux horribles angoisses que dut éprouver la jeune Marie au milieu des étreintes de cette énorme louve qui avait pu la déchirer sans trouver la moindre résistance. Quoique peu éloignée du toit paternel, les accents de sa voix plaintive et presque défaillante ne purent se faire entendre ; dans ce moment d’affreuse détresse, aucun secours ne vint pour alléger ses souffrances et rétablir ses forces déjà épuisées par la perte du sang sorti de ses nombreuses blessures.

C’est dans ce déplorable état que, revenue de ses premières et vives émotions, cette pauvre fille put regagner son village pour y recevoir les soins de ses parents désolés. En s’éloignant de cette sanglante scène, la louve passa au-dessous du village d’Algues, traversa le chemin qui y conduit, et alla, en descendant, s’engager dans un bois dépendant du domaine de Castelnau. Il était environ midi.

Face à Jean Fabre

Là, dans un ravin, à 400 mètres de la « route impériale », sur une pente très rapide, dans une position difficile, Fabre était occupé à chercher des truffes, la tête courbée vers le sol, lorsque tout à coup il se voit en face de ce terrible animal, contre lequel il allait soutenir, dans un court espace de temps, trois luttes acharnées.

À l’instant même, cet homme, plein de force et de vigueur, tenant sa pioche à l’épaule, surpris sans être effrayé, passe sur un des côtés du ravin pour se mettre sur ses gardes et voit la louve s’approcher comme si elle voulait le caresser.

Quand elle est trop près de lui, Fabre lui jette la pioche pour la faire éloigner, mais au lieu de fuir, la maudite bête s’élance contre lui en l’étreignant de ses lourdes pattes, et le renverse en le mordant au visage. Fabre se défend de son mieux, serre de toutes ses forces l’animal avec ses bras pour l’étouffer.

Ce malheureux se renverse promptement, mais il est encore assailli et renversé avec violence, alors qu’il cherchait à monter sur un arbre pour se soustraire à une nouvelle attaque : c’est dans cette seconde lutte que Fabre fut mordu au doigt d’une main, et qu’il eut un fragment d’oreille emporté d’un coup de dent.

Enfin le pauvre patient eut à subir une troisième agression qui le renversa dans le ravin, le terrain, en effet, en cet endroit, se trouvait en pente rapide ; dans la lutte, l’homme et la bête roulent ensemble, tantôt l’un dessus, tantôt l’autre, jusqu’au fond du ravin. Ce fut dans cette dernière lutte que la louve put assouvir toute sa rage et abandonner sa seconde victime, après l’avoir déchirée à tel point, que le visage de Fabre n’offrait plus la forme humaine.

Ainsi mutilé et affaibli par la perte du sang sorti de ses blessures, Fabre éprouva des défaillances qui tout d’abord l’empêchèrent de marcher. Dans ce moment de douleur et d’angoisse, il se trouvait, comme la jeune Marie, isolé et sans secours ; mais enfin, revenu de ses premières émotions, et reprenant peu à peu ses forces, il put, grâce à sa robuste constitution, arriver à Nant, et recevoir au sein de sa famille, les soins que sa triste position réclamait, après avoir parcouru à pied une distance de quatre kilomètres.

Mais là ne devaient pas se borner les meurtrières attaques de cette louve enragée. Après avoir abandonné sa seconde victime, le redoutable animal se mit à gravir, à l’aspect du nord, le pic sur lequel est assis le village d’Algues.

Arrivé à la distance d’environ 400 mètres des maisons, il rencontra trois femmes venant de Saint-Jean du Bruel d’entendre la messe. L’une d’elles sentit son jupon tiraillé par-derrière et crut que c’était un chien qui voulait la mordre, mais, reconnaissant son erreur, ses compagnes s’écrièrent, avec frayeur, que c’était un gros loup. On lui fit peur, et la bête s’éloigna sans hésitation.

Après l’attaque, heureusement moins tragique, qui venait d’avoir lieu à l’occasion de ces trois femmes, la louve courut se blottir dans un petit bouquet de pins situé non loin de là, et qui allait, quelques instants après, être le témoin de la scène la plus émouvante de ce drame, puisque cette bête terrible devait recevoir la mort de la main de sa troisième victime.

Émile Balsenc, soldat au 42e de ligne

Ces trois femmes venaient à peine d’échapper au danger qu’elles avaient couru, lorsque, à une heure de l’après-midi, le jeune Émile Balsenc qui était à cette période-là en congé, arriva fortuitement sur les lieux, en chassant, ayant entendu les cris de la malheureuse petite bergère de 11 ans, et alla se mettre à l’affut, courant de toute la vitesse de ses jambes dans la direction d’où partent les cris, dans ce petit bouquet de pins où la louve était allée se cacher. Là, il se trouvait à côté d’elle sans le savoir.

Il ignorait encore, l’affreux malheur qui venait d’arriver, préoccupé par la chasse, et promenant vaguement ses regards autour de lui, il se sentit tout à coup assailli par le dangereux animal, qui le renversa et lui fit trois graves blessures au visage, il a l’œil droit presque arraché. Le jeune Émile, étonné, mais sans être saisi de frayeur, se releva aussitôt, et parvint à repousser violemment la louve à quelques pas de lui. C’est alors qui eut, quoique blessé, le sang-froid et le courage de se servir du fusil dont il était armé, et d’abattre cette redoutable bête, dont la bave virulente venait d’inoculer un germe de mort à ses trois victimes.

F. de Barrau, dans sa Galerie des préfets (VII, 87-90) raconte que « c’était une louve de fort grande taille. Elle pesait 52 kilos. Pendant toute la journée du lendemain, on l’exposa au public dans les rues de Saint-Jean-du-Bruel ».

Une fin tragique

Jean Fabre arriva le premier à Nant, où il reçut, dans sa maison, les soins empressés de sa famille. Il fut exactement cautérisé par son médecin, et pansé régulièrement, pour obtenir la guérison de ses graves blessures, qui s’opéra assez promptement.

Quoiqu’on pût admettre, à la rigueur, que cette louve n’était pas enragée, et que, blessée aux environs du village de Bénéfire, elle avait pu, poussée par la douleur, se livrer à des violences contre ses trois victimes, il y avait cependant de fortes présomptions pour croire qu’il n’en était pas ainsi, car le loup est un animal lâche par nature, craignant l’homme et le fuyant au lieu de l’attaquer.

Était-il d’ailleurs probable que cette bête eût dédaigné le troupeau de la jeune Marie, qui était naturellement la proie convoitée par ses instincts, pour aller mordre cette inoffensive bergère ? Tant de questions dont les réponses se trouvèrent dans ce qui suit.

En effet, la fin de cette histoire se révèle tragique, car les trois victimes de la louve allaient être confrontées à un syndrome dit « hydrophobique », dû, selon les spécialistes, à la maladie de la rage que détenait l’animal. Ce syndrome, quoique surprenant, affaiblissait les victimes qui ne finissaient par ne plus boire, sachant qu’elles plongeaient dans une profonde angoisse et se tordaient de douleur.

Le syndrome hydrophobique laissait impuissants les médecins de l’époque sur le Larzac, qui, malgré tous les efforts, ne purent guérir ces trois patients atteints gravement, et souffrant malheureusement jusqu’à la fin de leur vie, qui n’arriva pas plus tard qu’une vingtaine de jours après les faits. La jeune feue Marie Guilhou, les feux Fabre, le chercheur de truffes, ainsi qu’Émile Balsenc ne purent donc résister.

Comme le rappelle F. de Barrau : « On espérait sauver Balsenc, qui avait été un peu moins atteint, et dont les blessures s’étaient bien cicatrisées. Mais quelques semaines plus tard, il succombait à son tour après plusieurs accès épouvantables d’hydrophobie. »

Un hommage public devait trouver ici sa place pour honorer le courage de ce digne jeune homme, qui, bien qu’il fût dans ses foyers, appartenait encore à l’armée française, dont la bravoure se retrouve partout. Le pays devait un tribut de reconnaissance à la mémoire du malheureux Émile, et c’est pour nous une satisfaction de le lui offrir au nom des habitants des villes de Nant et de Saint-Jean du Bruel qui ont trouvé dans cette belle action un double motif d’admiration et de sûreté pour tant de personnes qui auraient pu tomber sous la dent meurtrière de l’animal qu’il venait de terrasser.

« Sur son cercueil fut posée, le jour des obsèques, une médaille d’argent de première classe que lui avait attribuée le ministre de l’Intérieur, d’après le rapport du Préfet de l’Aveyron » (F.Fabié, Souvenirs d’enfance et d’études, 1925, p.125).

Un lecteur a écrit au sujet de Jean Fabre dans le Journal de Millau (jeudi 15 mai 2008) : « Mon arrière-arrière-grand-père, Fabre, garde champêtre à Nant, a dû se battre contre une louve (qu’il a pu assommer à coup de sabot) dans la montée du château d’Algues, à quelques centaines de mètres des ruines actuelles. Mordu plusieurs fois, mon ancêtre est décédé entre deux matelas liés par une corde de char, méthode utilisée avant Pasteur pour éviter qu’une personne de l’entourage ne soit mordue à son tour ».

Depuis, comme chacun le sait, le vaccin de Pasteur contre la rage a été répandu à vitesse « grand V », et put stopper un fléau terrible qui semblait être redoutablement connu, jadis, en Rouergue, et dans les autres provinces françaises.

D’après le « Rapport sur les trois victimes de Nant et de Saint-Jean du Bruel, présenté par M. Isoard, préfet du département de l’Aveyron, officier de la Légion d’honneur et par le Dr Figayrolles, édité à Paris en 1866 par la maison Victor Sarlit, libraire, éditeur, 25 rue Saint-Sulpice. Dépôt légal dans la Vienne n° 120 en 1868.

Marc Parguel

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