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Patrimoine Millavois : A l’auberge de la Minerve (rue Sarret)

Dans la rue Sarret qui conduit de la place Foch à celle des Halles, existait vers la fin du XVIIe siècle, un cabaret ayant pour enseigne un buste de femme, coiffé d’un casque à la romaine, avec cette inscription : A la Minerve.

Cette enseigne, qui était l’œuvre d’un peintre distingué, faisait l’admiration des passants et flattait l’orgueil des jeunes gens qui fréquentaient ce cabaret.

Comme nous le rappelle le journal « L’Echo de la Dourbie » dans son édition du 26 octobre 1867 : « Millau n’avait pas alors, comme aujourd’hui, trente-six cafés dont les tentes gracieuses et l’ameublement luxueux attirent les pratiques et provoquent à la consommation d’une quantité prodigieuse de bière, d’eau de vie et de liqueurs alcooliques ; aucun de ces établissements n’existait : les jeunes gens de toute condition allaient au cabaret. Cette composition aromatique qu’on appelle café ne se voyait, et encore fort rarement, que sur les tables de l’aristocratie, très nombreuse dans la cité millavoise. »

Dans cette rue étroite qui s’appelait alors « Traverse de la place au Tribunal » et qui conduisait de la Place d’Armes à la cour Royale (maison de justice), en face de l’ancienne maison du dernier bailli de Millau, Jean de Sarret, au numéro de 4 de cette voie qui porte le nom de rue Sarret depuis 1883, l’hôtelier qui tenait le cabaret de la Minerve ou Auberge de la Minerve, s’appelait Samuel Cabantous. Pour ceux qui l’ont côtoyé, c’était « un homme de trente ans, de haute taille, d’une figure douce et agréable, d’une politesse et d’une bonté de cœur remarquables » (Angélique de Fontages, Episode Millavois, Echo de la Dourbie, 26 octobre 1867)

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Les jeunes gens allaient chez lui prendre, à 16 heures ou après souper, un de ces verres de vin clairet de Souloumiac,  le jeudi soir, on venait y manger une grillade accompagnée d’un vin blanc de la Pomarède, et le dimanche, on y déjeunait copieusement avec un succulent trénel.

De l’auberge de Cabantous au cabaret de la Minerve

C’était un dimanche matin, dix heures étaient à peine sonnées à l’horloge du clocher de Notre-Dame-de-L’Espinasse, que six jeunes gens entrèrent dans le cabaret de la Minerve et montèrent dans la grande salle du premier étage, c’étaient Pierre Aldebert, Jacques Mercier, Paul Carrière, Pierre Guy, Antoine Guy et Etienne Treillet de la Treille, ils appartenaient tous à la religion réformée et avaient entre 20 et 25 ans.

Dans un cabaret au XVIIe siècle (DR).

Paul Carrière, habile chasseur, était revenu de la chasse avec un lièvre et une paire de perdreaux dans sa carnassière, il avait réuni ses amis au cabaret pour manger ce gibier et pour fêter en même temps la bienvenue de Treillet, arrivé depuis peu de Paris, ou il avait passé deux ans à l’école de perfectionnement créée par Colbert, institution qui prit plus tard le titre d’école des Beaux-Arts.

Dans la grande salle était dressée une table contenant sept couverts, et le garçon, la serviette sous le bras, se promenait en attendant l’ordre de servir.

« Garçon, dit Aldebert en entrant, le déjeuner est-il prêt ?

Oui, monsieur.

Hé bien ! vous pouvez nous servir tout de suite.

J’attendais, Messieurs, que vous fussiez au complet ; vous avez commandé sept couverts, et vous n’êtes encore que six.

Le septième couvert doit être occupé par ton maître, qui déjeune avec nous. Va lui dire que nous l’attendons, et sers-nous »

Un jeune peintre italien

Cabantous entra bientôt, donna une poignée de main à tous ses amis, et l’on se mit à table.

« Sais-tu, dit Treillet à Cabantous, que tu t’es donné une bien belle enseigne ; il n’y a qu’un véritable artiste capable de faire une pareille tête : je ne croyais pas que dans cette ville, il y eut un peintre dans le cas de produire quelque chose d’aussi bien ?

Aussi n’est-ce pas à un barbouilleur de la cité que je me suis adressé : mon enseigne est l’œuvre d’un Italien

Minerve (dessin de Pierre Mazars) DR

Tu as fait venir d’Italie ton peintre ? Peste !

Non ; mais le hasard m’a fait faire la connaissance d’un jeune Romain plein de talent, que j’héberge et que je nourris depuis quinze jours. Ne pouvant me payer sa dépense autrement, il a fait mon enseigne. Il est ici sans le sou, et il attend que son père lui envoie de l’argent. Il m’a dit se nommer Julino Buonarotti, qu’un de ses ancêtres était le plus grand peintre et le plus grand sculpteur de l’Italie, et que c’est pour cela qu’il voulait être peintre lui-même, contre la volonté de son père.

Buonarotti ! reprit Treillet. A l’école des beaux-arts, quand on prononçait son nom, tous les élèves se découvraient : c’est le vrai nom de Michel-Ange. Alors ce jeune homme serait le petit-fils de ce grand homme ?

Es grelat comma un pintre 

Mais comment arriva-t-il jusqu’à chez l’aubergiste ? Samuel Cabantous vida son verre, et commença ainsi sa narration : « Il y a une quinzaine de jours, je passais dans la rue de la Cour (aujourd’hui disparue), elle était pleine de monde : des groupes nombreux stationnaient devant la maison de justice (également disparue, elle était située à l’emplacement des Halles) ; on parlait d’un jeune étranger qui comparaissait devant le juge, et plusieurs individus paraissaient lui porter de l’intérêt. La curiosité me poussa à entrer dans la salle.

  1. Honoré de Bonald (1630-1711), notre bailli, tenait son audience. Devant lui, debout, son chapeau à la main était un jeune homme de dix-huit ans, d’une figure pâle, d’une physionomie intelligente : ses habits étaient râpés, mais propres ; il avait de la distinction dans ses manières. A côté de lui était la Mège, qui tient l’auberge du Voultre, et de l’autre côté, son mari, plantés comme des hallebardiers.
  2. le juge, disait la Mege, ce jeune homme que vous voyez là, loge chez moi depuis huit jours : il a fait une dépense de six livres ; lorsque je lui ai dit de me payer, il m’a répondu qu’il n’avait pas d’argent, mais que, si je voulais, il me ferait une enseigne pour me payer.

– Vous êtes peintre ! Je ne suis pas étonnée que vous n’ayez pas le sou, lui ai-je répondu, moi je n’ai pas besoin d’enseigne, attendu que je ne vends que du bon vin et pur, arrangez-vous pour me payer, ou je vous mène devant le juge. Il m’a répété qu’il était sans argent. Je vous l’ai amené, M. le juge, afin que vous me fassiez payer ce va-nu-pieds. »

Un sourire de dédain plissa les lèvres du peintre.

« Vous entendez, jeune homme, dit le juge, ce que veut cette femme. Qu’avez-vous à répondre ?

Ce qu’elle réclame est fort juste, et je la paierais si j’avais de l’argent ; je n’ai que mon talent de peintre, je le mets à sa disposition pour la payer, voilà tout ce que je puis faire.

Ce n’est pas, Monsieur, de cette manière que l’on paie ses dettes, et votre créancier pourrait requérir la prison si vous ne payez pas.

Une larme roula sur la paupière du peintre. A demi-voix, il dit :

Pouvez-vous me permettre, M. le juge, de faire un appel au public qui est dans la salle ? Peut-être trouverai-je dans le nombre un homme qui me comprendra.

Oui, Monsieur »

Le peintre, élevant la voix, dit d’un ton de conviction : « S’il y a dans la salle un gentilhomme qui m’entende, je le prie de me prêter six livres pour payer mon hôtesse et vingt écus pour pouvoir vivre jusqu’à ce que j’ai reçu des nouvelles de ma famille. Je prends ici l’engagement sur l’honneur de les lui rendre. »

Un profond silence répondit à cet appel.

Seulement la Mège se mit à dire en ricanant : « Tiens ! tiens ! mon barbouilleur qui veut faire le gentilhomme. »

J’avais entendu moi-même du fond de la salle la prière du pauvre jeune homme, et sa voix douce et sympathique m’avait frappé au cœur. J’écartai la foule qui me tenait éloigné de la balustrade, et, arrivé à la barre, je dis au juge, en tirant deux écus de la poche ;

« Voilà, M. le bailli, les six livres que réclame la Mège ; puis me tournant vers le peintre et lui tendant la main ; quant à vous, Monsieur, je vous offre ma table jusqu’à ce vous pourrez vous en passer. »

Il me pressa la main avec la plus grande affection, et me dit : « Je vous remercie bien, Monsieur, de l’acte d’humanité que vous faites en ma faveur ; vous n’aurez jamais à vous en repentir, car je suis gentilhomme. »

Je le pris par le bras, et nous sortîmes de la salle aux applaudissements de la foule, qui nous suivit jusques ici.

On parla beaucoup en ville de ce qui s’était passé à l’audience : les uns blâmaient ma conduite, en disant que je n’aurais pas dû me montrer aussi bon pour un catholique, d’autres m’approuvaient en disant qu’un bienfait porte toujours avec lui sa récompense. » (D’après Angélique de Fontanges, épisode millavois, gueux comme un peintre, L’Echo de la Dourbie, 2 novembre 1867).

Le lendemain, le curé de Notre-Dame-de-l’Espinasse vint féliciter l’aubergiste, lui apportant son soutien moral et au cas où il serait en difficulté pour continuer à l’héberger, il l’aiderait.

Au bout d’une semaine, le jeune peintre se mit à refaire l’enseigne de l’auberge du sieur Cabantous, il représenta la tête de Minerve. Il orna ensuite les murs de la pièce principale des faits et gestes de l’immortelle déesse. Un bienfait n’est jamais perdu et l’aubergiste récupéra grandement les dépenses du peintre par une clientèle qui grossissait pour aller voir l’œuvre de ce jeune peintre.

L’auberge prit alors le nom de Minerve, qu’une corruption de notre patois transforma en auberge de la « Minerdo ».

La déesse Minerve par Pietro della Vecchia (peintre italien, 1603-1678) DR

Quelque deux siècles, plus tard, Léon Roux (1858-1935) passant devant cet établissement de la Minerve, nous rappela son souvenir « au temps où il n’y avait pas encore d’hôtels, même sans confort moderne. C’était l’auberge de Minerve. Oui, la fille sortie toute armée du cerveau de Jupiter, la déesse de la Sagesse…Tout petit, vers 1869, au moment où l’auberge allait disparaître de la maison qui appartenait alors à Mme Julien Caldesaygues, j’ai entendu comment Minerve-Pallas-Athénée était venue loger là… Le peintre n’était pas riche, aussi bien n’apprendrai-je rien aux Millavois qui, lorsqu’ils veulent faire connaître que quelqu’un est très besogneux disent « es grelat comme un pintre… L’œuvre était-elle bonne ? Je ne l’ai jamais vue et puis ce qui est bon pour Pierre n’est-il pas mauvais et laid pour Paul ?

Mais Minerve n’est pas seulement la déesse de la Sagesse, elle était aussi celle des arts, surtout des arts féminins. Ne présidait-elle pas à tous les travaux d’aiguilles, broderie, tapisserie, couture ? Est-ce à cause de cela que, sous son égide, au siècle dernier, et par beau temps, les ménagères et les fillettes demeurant rue Sarret s’alignaient devant les maisons avec leur mécaniquette à dents pour coudre les gants, car le machinisme n’existait pas encore, même en rêve ! D’autres, avec le métier, pour broder, en cordonnet de soie et au crochet, les trois pattes du dessus de main des gants. Les grands-mères étaient là aussi, assises sur la chaise basse, bésicles aux yeux, tricotant des « débasses pel menut ou la menudetto ». Il y a plus d’un siècle de cela et « forso d’aigo desempiei es possado joul pouon ». (Millau, hier et aujourd’hui, l’Auvergnat de Paris, 11 août 1934).

Au fil des mois et des années, l’auberge de la Minerve est redevenue l’auberge de Cabantous et plus récemment elle a laissé sa place aux magasins Dussarger-Gayraud.

Marc Parguel

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