Causses et vallées

Au Mas de la Vaysse, sur les pas de Jean Grin

Cette semaine, nous dirigerons nos pas dans le ravin de Malbouche. De Saint-Jean-des-Balmes, prendre en direction de Peyreleau, puis tourner sur la droite, à hauteur de la stèle rappelant le souvenir du Lieutenant Jean Douzou (1919-1944), suivre le chemin forestier longeant la crête qui nous mènera à ce ravin. Comme l’écrivait E.-A. Martel :

Dans ces parages de la cote 862 on se perdait jadis immanquablement, mais avec délices, dans la profusion des pistes, des ravines et du maquis. L’aménagement des corniches du Causse Noir exécuté en 1924 par le Syndicat de Millau avec une subvention du T.C.F. a clarifié la promenade ! Enfin un plus grand contour encore très long, par le sentier d’Alayrac, suit toute la partie supérieure du ravin de Malbouche. Par là, on rejoindrait soit la route de Peyreleau, au coude qui domine le côté ouest de Malbouche (vers 515 mètres) soit le fond même du ravin, très joli et rendu facile par les aménagements de 1924. (E.A. Martel, Causses et Gorges du Tarn, 1926).

Dans l’une des ravines sèches qui forment la grande dépression de Malbouche, toute noire de végétation, le Mas de la Vaysse (La Vaissa, lo baïsso, las Abaïssas, los abaïssos = les noisetiers sauvages) oublié de tous ou presque apparaît.

Ce nom est cependant connue des habitants du Causse pour avoir été le légendaire repaire de Jean Grin, cet homme sauvage, sorte de loup-garou qui s’emparait, pour les dévorer ensuite de tous les enfants des environs. Cerné par les habitants exaspérés des villages voisins, il fut pris au gîte, traîné à Alayrac et enfermé vivant dans un four chauffé à blanc.

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Le Mas de la Vaysse (15 juillet 2014).

Laissons la plume d’Albert Carrière nous guider dans ces lieux :

« Situé à 2 km environ à l’ouest de Saint-Jean des Balmes, Malbouche est surtout intéressant pour la maison de Jean Grin. Or, depuis la publication des « Cévennes », de Martel, tous les guides la signalent, mais rares sont les cicerone qui peuvent y conduire bien qu’elle soit relativement facile à découvrir. La difficulté vient peut-être de ce que son toit affleure le sommet du rocher contre lequel elle est collée et sur lequel passe un vieux chemin. Lorsqu’on l’aborde par le nord, on peut la fouler sans la voir. Elle est située à l’origine du principal ravin du cirque au point culminant de l’ancienne côte Saint-Jean. De forme rectangulaire, la maison de Jean Grin mesure environ 7 mètres de long sur 3m 50 de large. Le rocher forme deux de ses côtés. La voûte ogivale qui la couvre porte certains archéologues à la dater du XIIIe siècle. Pas de cheminée proprement dite, mais seulement une fente irrégulière de 0m20 de large ménagée entre la voûte et le rocher. Vis-à-vis de cette fente, à 1 m 60 du sol dans le flanc du rocher, une petite excavation naturelle qui servait de four à Jean Grin. La maison proprement dite communique par un couloir étroit et irrégulier avec une construction beaucoup moins ancienne. A vingt pas, à l’ouest, dissimulé sous le rebord du terrain, est un mas de pierres, ruines probables de quelque abri à pierres sèches, poste d’affût plus ancien que la « maison » » (Par Monts et par vaux, Midi Libre, mars 1953).

La ferme de la Vaysse a été habitée sans relâche de 1497 à 1692. A cette date, pour des raisons inconnues, plus aucun propriétaire n’apparaît sur les registres. Martel dit qu’elle servit de refuge aux albigeois. Actuellement ne subsiste qu’une bergerie (n°161, section B du plan cadastral). La voûte de la bâtisse est toujours debout, tandis que la toiture de sa voisine s’est effondrée. En 1497, Antoine de Manso en est le propriétaire.

En 1509, P. Delmas lui succède « Al cap de costa de Sant Johan » sur le chemin d’Alayrac à Veyreau. En 1564, c’est Antoine Delmas qui y habite, ce dernier épousa Catherine Jonquet du Mas Maury. Puis en 1633, ce fut au tour de Fulcrand Rigal d’habiter les lieux. En 1692, les dernières personnes connues seront Jean Figayrolles, mari d’Anne Raynal, dudit mas.

Ruine de la maison voisine.

Repaire de Jean Grin

Jean Valdou était originaire de Montjardin (Commune de Lanuéjols, Causse Noir). Né le 8 décembre 1745 dans ce hameau, il est le fils de Jacques Valdou (orthographié Valdon) et de Françoise Vernhet. Il séjourna 8 ans à Meyrueis. Le 7 novembre 1781, il épouse Marie Anne Sahuquet (1756-1852) de Veyreau. Exerçant le métier de négociant, il exploitait aussi des terres ainsi que le métier de marchand de bestiaux.

Il se déclare marchand « de grain » : grin lors de la naissance de sa fille Rosalie le 30 janvier 1789.

Comme il était de coutume de donner des surnoms souvent en rapport avec le métier exercé, Jean Valdou fut surnommé « Jean Grin » par tous les habitants du Causse. Celui-ci commença à semer la terreur pendant la Révolution.

Il participa, avec la bande des Brigands du Bourg à plusieurs saccages de domaines acquis par de nouveaux propriétaires lors de la Vente des Biens Nationaux. Pillard, on le reconnaissait par « son bandeau sur le front, courbant les épaules avec sa petite figure et son nez pointu ».

Arrêté le 2 janvier 1798, il s’avéra que Valdou avait été de la troupe de chouans qui désarmèrent le Causse Noir et dévastèrent la maison d’Henri Caladon, maire de Lanuéjols, ainsi que celle du curé-jureur, en octobre 1793.

Il est jugé par le tribunal criminel de Rodez, le 17 juin 1798, pour vol nocturne avec effraction, violence, force ouverte et armes meurtrières. Condamné ce même jour à 24 ans de fers, il rentre au bagne de Rochefort (17300), le 7 octobre 1798 (Bibliothèque généalogique et d’histoire sociale de France, recherches de Claire Parguel) où il expira le 19 novembre 1799, à l’hôpital de la Marine, à l’âge de 53 ans.

La légende, relatée avec force détail dans le livre de paroisse de Veyreau en 1848, lui attribue les forfaits de la « Bête féroce » qui dévora plusieurs enfants. Il aurait été un loup-garou. Son repaire étant le Mas de la Vaysse. Capturé, il fut enfourné vivant dans son four à pain chauffé à blanc en 1799.

A l’intérieur de la ferme.

Or cette histoire n’a jamais existé, en voici les preuves :

Le livre de Paroisse de Veyreau rédigé par Casimir Fages en 1848 évoque pour la première fois les méfaits d’une bête féroce : « Vers l’an 1799, apparut dans le pays, surtout aux environs du village des Paliès, une bête féroce qui remplit tous les habitants d’une grande frayeur… un jour d’été, la veille de Saint-Jean, elle parut au Paliès, et des enfants qui l’aperçurent de loin coururent se réfugier sous un arbre…elle en saisit un (Pierre-Jean Maury), et l’emporte dans le bois de Madasse. Il expira, à l’âge de six ans. Sur le registre de décès, on lit dans la marge « dévoré par la bête féroce ».

Un dimanche de juillet, elle emporta un enfant de Graille, fermier à la Roujarie, qui avec son frère gardait les bœufs à la fontaine Saint-Martin. Son frère chercha du secours à Veyreau et une grande foule se déplaçant sur le lieu, chercha du côté de Malbouche et trouva quelques restes de membres cachés sous la terre. Cette même bête emporta une petite fille de Julien, habitant la Bourjoie, à l’automne. A la vue de la bête, le père courut sans pouvoir la rattraper, on retrouva les membres de la petite fille enterrée dans des mousses, le foie avait été dévoré. La particularité de cette bête est qu’elle ne s’attaquait qu’à des enfants.

Ces attaques eurent lieu de juin à décembre 1799 sur cette partie du Causse Noir.

La bête féroce.

Casimir Fages n’évoque jamais le nom de Jean Grin. Ce n’est qu’à la fin du XIXe siècle que la légende est née.

Sauf erreur, c’est Edouard-Alfred Martel qui l’évoque en premier dans « les Cévennes » (1889).

La bête féroce était un loup qui commit des méfaits de 1799 à 1801. On la retrouve dans la vallée de la Dourbie en mai 1801, où elle emporta une fille de Massebiau, âgé de dix ou douze ans : « Les cris de la fille ont attiré plusieurs personnes qui se sont mises à la poursuite du loup et par leurs cris lui ont fait lâcher prise, mais le malheureux enfant était déjà sans vie. » (Archives de Millau, 4 D 81).

Il s’agissait du même loup, car les archives mentionnent qu’il a attaqué quelque temps avant deux enfants à Saint-André-de-Vézines. En juin 1801, une battue fut organisée pour tuer le loup, mais l’histoire ne nous dit pas s’il fut pris.

Au total, une dizaine d’enfants aurait péri victime de la bête féroce. Il n’y avait pas que dans l’Aveyron que les loups mangeaient les enfants. En témoigne ce relevé de décès survenus dans l’Ardèche :

Registre de décès d’enfants dévorés par les loups en Ardèche (1812-1815)

La bête féroce est décrite de cette façon : « Sa taille était plus svelte que celle d’un loup ; elle était dans sa marche d’une telle agilité qu’on la voyait dans un lieu, et quatre ou cinq minutes après on la voyait à une lieue de distance dans un autre endroit ; elle avait la tête et le museau d’un gros lévrier » (Livre de paroisse de Veyreau, 1848).

On a donné un nom et un visage à cette bête féroce, Jean Grin, en raison qu’il se grimait lorsqu’il commettait des pillages dans les fermes du Causse, il attaquait souvent de nuit. Voici sa description telle qu’elle nous est parvenue du bagne de Rochefort : « Taille 5 pieds, un pouce, visage ovale, yeux bleus, cheveux, sourcils, barbe noire grisonnés, nez long et pointu, bouche grosse, front rond, une marque bleue à la racine du nez. »

D’après l’abbé Delpal : « Une bête était à l’origine. Puis un certain Jean Grin se déguisant en bête et se recouvrant d’une fourrure tua plusieurs enfants et fut tué lui-même à Alayrac. »

Or, celui-ci emprisonné en 1798 et étant au bagne de Rochefort depuis le 7 octobre 1799, il ne pouvait pas tuer des enfants en juin, juillet, octobre ou décembre 1799, encore moins en mai 1801, puisqu’il était mort depuis novembre 1799. Et pourtant cette légende est tenace.

On la racontait aussi au Monna : « Autrefois pour faire peur aux enfants qui n’étaient pas sages on leur disait « Bas Beire Jon Gris » : Tu vas voir Jean Grin. C’était, parait-il, un sauvage animal qui vivait surtout dans « lou bolat de la Roudounière » : le ravin de la Roudounière qui est le ravin de Pépissou (proche de Massebiau). Son pelage était fauve comme celui des renards. Il paraît que parti un jour à Alayrac en promenade- près de Peyreleau- il fut rencontré par un courageux paysan qui tenant sa fourche l’embrocha de part en part et le porta dans un four à pain qui chauffait à Alayrac où il fut grillé » (témoignage oral de Marie Manenq raconté en septembre 1975 à la fontaine du Monna à Raymond Robert, Archives Raymond Robert).

Voici pour terminer la légende, issue d’une coupure de presse que conservait précieusement autrefois Mme Agrinier d’Alayrac. Elle a été écrite par Léon Lafage (1874-1953) romancier bien connu, dont le père fut un temps percepteur à Peyreleau :

« Dans le Rouergue, on visite encore sur le plateau d’Alayrac, non loin de l’antique église de Saint-Jean-des-Balmes aux murs mérovingiens, une maison de pierres qu’habita Jean Grin, laboureur du Causse Noir. La tête dérangée par tous ces récits du Gévaudan, Jean Grin- c’est presque Ysengrin – s’était jeté dans les bois sauvages qui vont de la cité morte de Montpellier-le-Vieux aux pentes dolomitiques de la Dourbie, du Tarn ou de la Jonte, et dévorait les enfants attardés. Aux cris d’un pastoureau que « la Bête » enlevait, des adultes accoururent. La neige gardait trace des pieds humains. Ce fut de la stupeur. Ça et là, des pâtres retrouvèrent de petits cadavres mutilés. Tous les villages et hameaux du causse et de la vallée organisèrent alors une grande battue. Traqué, Jean Grin se réfugia dans sa maison que l’on cerna. La porte rompue, on ne le découvrit que par hasard, près de l’évier, dans une niche rocheuse que fermait une large dalle. Cette cache existe encore. Jean Grin fut jeté vif dans un four que les femmes, se relayant au milieu des lamentations et des cris de rage, chauffaient depuis trois jours et trois nuits » (Au jour le jour, on parle du loup…le temps, 2 février 1914)

Le four de la Vaysse.

Selon E.-A. Martel, l’ensemble des constructions du Mas de la Vaysse semble remonter au XIIe ou XIIIe siècle. Voici sa description publiée dans « les Cévennes » en 1889 :

« On pourrait descendre un peu dans la grande et triste dépression de Malbouche, pour rencontrer un amas de pierres posé au niveau du sol et formant la voûte d’une maison, le bâtiment se compose d’une grande cuisine ogivale et d’une autre salle. Le mur de séparation, à demi écroulé, laisse voir une cachette ménagée derrière la cheminée au moyen de deux murailles qui se soudaient ensemble. Cette habitation souterraine est actuellement convertie en bergerie. Au siècle dernier, elle servit de repaire à Jean Grin…A quelques mètres de la construction principale se trouvent de nombreuses bâtisses en pierre sèche aux trois quarts écroulées, et qui semblent témoigner du séjour en ce lieu d’une population assez nombreuse. »

Marc Parguel

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