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Millau-Vid. On retrouvera le chemin de la vie

« C’est vide comme le matin.
C’est vide comme un matin qui dure.
On se dit encore un matin pour rien.
C’est impressionnant, c’est une ville qui s’éteint.
Mais je crois en la sortie.
On retrouvera le chemin de la vie »

Ne cherchez pas, ce ne sont pas les paroles chopées sur la scène du Club-Club, un bar de Pigalle, où les slamers aux « grands corps malades » déballent leur colère, leur vague à l’âme où leur amour perdu.

J’ai face de moi, à deux tables de mon calepin, Hubert Henry, seul dans sa brasserie. Dans cette immense salle de restaurant à la déco chic rétro, en d’autres temps ce serait Happy Hours, aujourd’hui, malgré la crise, ce n’est pas pour autant soirée « Mauvaise Humeur ». Je lui lance des mots à la volée, il reprend en ligne de fond, en amorti :

• « Le silence ? » « Le silence, ça me rappelle quand j’étais seul sur le chantier en fin de journée, les portes fermées. »
• « L’odeur ? » « C’est l’odeur d’un endroit confiné qui aurait besoin d’une ventilation. »
• « L’agitation ? » « Je le dis souvent, quand je suis derrière dans mon bureau, je sens que ça vie, que ça bouge, c’est intuitif, c’est comme une perception. »

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© gillesbertrand-photography.com

La Brasserie Le Bureau, c’est la tête de pont de l’Espace Capelle, la proue, l’étrave de cette immense barge commerciale.

Depuis le samedi 14 mars, Hubert Henry a jeté l’encre, le bateau à quai au pied de la Pouncho, les cordages tendus par-dessus la jetée, les nœuds de taquet bien serrés pour s’amarrer.

On a vidé, on a nettoyé, on a filmé, on a mis la cuisine comme si nous fermions pour une saison. Nous sentions que nous n’allions pas fermer pour une semaine. Je crois que nous sommes partis pour deux mois.

Hubert Henry n’en est pas à son premier coup dur. Il n’a pas à chercher dans un vieil agenda pour se souvenir de cette date du 18 décembre 1993 lorsqu’un incendie se déclare sur l’aire d’autoroute de Salon-de-Provence, cinq restaurants et un hôtel sinistrés, deux mois de chômage pour les 160 salariés, le temps nécessaire pour remettre à flot cet autre paquebot, reprendre la mer et briser les flots.

© gillesbertrand-photography.com

Le capitaine Henry a donc posé le compas, vidé les cales, déchargé les victuailles et bloqué le gouvernail. A trois jours de la Saint Patrick, les chapeaux, les drapeaux, les calicots irlandais ont été remisés, le cheddar maturé, ketchup made in Dublin mis au frais. Un doigt sur le cuir des fauteuils, sur le vernis laqué des boiseries, sur les images noir et blanc donnant une touche très british à cet établissement, un constat, la poussière s’est invitée sans demander la permission, il s’en excuse. Il lâche une phrase du revers : « Qui prévoit gère » puis il poursuit d’une voix calme et réfléchie : « Comme chef d’entreprise, nous avons l’habitude de mettre le curseur large, c’est l’expérience qui permet cela pour appréhender chacune des situations, mais là, c’est un peu Mister Jekyll et Mister Hyde. Nous sommes attentistes. Certes, l’Etat doit avoir un temps de réponse, mais les effets d’annonce ne me conviennent pas ».

Je ne connais pas l’âge de l’homme qui me fait face. Je ne lui ai pas demandé. Je n’ai pas eu cette curiosité, j’en préfère le mystère. Mais il a cette bouille ronde, les lunettes rondes, la barbe grisonnante, les mots posés, les phrases échafaudées de celui qui a bourlingué comme manager mais aussi dans les instances telles que les Prudhommes, le tribunal de Commerce, le Rotary, au BNI. « Cela me permet d’avoir un regard. Je plains surtout les entrepreneurs qui en sont à leurs premières affaires. Une première, on veut la réussir, elle doit réussir. J’appréhende pour ceux qui sont déjà en difficulté. Si le fil se casse, ce sera dur de se relever ».

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Hubert Henry est donc dans l’attente, trente salariés sur les bras, il précise : « Les salaires ont été versés », vingt serveurs et cuisiniers pour le compte de la Brasserie et dix autres pour trois « affaires » qu’il gère avec son épouse, du « prêt’ap » comme il qualifie les deux enseignes de prêt à porter, Etam et Promod ainsi qu’une structure d’hébergement.

Avec son équipe, un groupe sur Messenger a été créé. Il lit à voix haute les trois derniers messages reçus « Monsieur Henry, avez-vous des réponses sur la demande de dossiers de chômage partiel ? ». Dans le deuxième, message d’une serveuse : « T’inquiète, Monsieur Henry s’occupe de nous. On passe dans ses priorités ». Quant au troisième, il s’accompagne d’une photo, une tarte citron meringuée. Au milieu de l’écran de son téléphone, elle rayonne comme un grand soleil, avec ces trois mots « faites avec amour ».

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Pour se relancer, Hubert Henry compte justement sur cette équipe. « Avoir une équipe fiable, assidue où chacun peut compter sur les autres. La fiabilité, c’est le ciment ». Il rêve également d’une journée blanche, d’un service à blanc pour le jour du grand retour, en grandes pompes et verres à faire tinter pour faire souffler un petit vent de liberté retrouvée comme lors de l’ouverture de l’aire d’autoroute en 1991 à Chambéry inaugurée en prévision des J.O. de 1992. Comme ce 23 septembre 2015 lorsque les Millavois découvrent Le Bureau au beau milieu d’une Capelle qui se fait belle. Il dit : « Ce jour-là, je n’ai pas compté ».

Gilles Bertrand
gillesbertrand-photography.com

Texte et photographies réalisés le vendredi 3 avril à Millau à la Brasserie Le Bureau au 18e jour du confinement.

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