Patrimoine

La pêche dans les Gorges du Tarn jusqu’aux années 1950

Je me dois de remercier Pierre Bouscary (décédé en 2018), ancien maire des Vignes (années 1950) qui a évoqué ses souvenirs de pêche avec moi.

De tout temps et jusqu’aux années 1960, les poissons vivaient en nombre dans les rivières caussenardes, notamment le Tarn, la Jonte, la Dourbie et le Trévezel.

Il y avait du poisson blanc : chevesne, vandoise, barbeau, goujon, vairon, même des anguilles et des écrevisses.

En amont en zone salmonicole régnait en maître la truite fario ; elle pullulait grâce à un débit plus abondant des rivières, à la qualité des eaux et à la fraîcheur du climat. Tout ceci a bien changé depuis !

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Les méthodes de pêche étaient nombreuses, mais seuls le filet-épervier et la canne à pêche étaient autorisés. Gardes et maréchaussée sévissaient pour juguler le braconnage.

Les pêcheurs (pescaires) étaient spécialisés dans des types de pêche variés, ainsi avaient-ils plusieurs sortes de filets :

L’épervier (esparvièr) de forme arrondie, lesté et jeté dans les endroits profonds.
La traîne (rabala) que l’on tirait dans les gouffres (gorgs)
Le tramail (tremalh) à plusieurs mailles : il fallait trois personnes : deux tenaient le filet de chaque côté d’un rocher, le troisième soulevait le roc pour faire désencaver les truites qui en s’enfuyant s’accrochaient dans les mailles.
Les « lises », terme local, filets placés en travers du courant, espacés de 10 m.

• Les nasses en osier étaient placées près des caves, caches à poissons.

• La canne à pêche maniée par tous les membres de la famille, enfants compris.

• Les cordes, lignes de fond, de 4 à 5 mètres de long, comportaient plusieurs hameçons appâtés de vers ou de vairons (prohibés). Placées l’après-midi, les cordes étaient relevées le lendemain matin ;

• La pêche à la main (mantasta) pratiquée en période d’étiage.

• La luminade : spécialité des bateliers des Gorges du Tarn, pratiquée jusqu’aux années 1950 de Sainte-Enimie jusqu’à Aguessac (et au-delà dans les Raspes à Pinet).

A une époque où la vie dans les Gorges était difficile, les gens vivaient parcimonieusement, en autarcie.

Les familles possédaient une dizaine de brebis avec une ou deux chèvres dont on vendait le lait pour Roquefort ; un peu de jardinage près de la rivière, des vignes pour le vin dont on vendait l’excédent. Enfin consommation et vente de cerises, noix amendes et eau-de-vie ! (10 F le litre en 1937).

Roger Espinasse jette l’épervier aux Vignes en 1947.

Dans ce contexte de pauvreté, la pêche à la luminade représentait un revenu important : les truites servies sur les tables des restaurants, en période touristique, étaient très appréciées.

Bien qu’interdite, cette pêche était monnaie courante, les anecdotes de poursuites par les gendarmes croustillantes.

A l’aide d’une barque et d’un brasero éclairant, l’on surprenait les truites plaquées au fond de l’eau. On les harponnait prestement.

En général trois personnes étaient à la manœuvre : le pilote, deux harponneurs sur chaque flanc.

Le matériel spécifique :

• Une barque à fond plat (barca-beta) ouvragée par le menuisier local avec des planches de pin de sept mètres de long assemblées avec des clous forgés. Elle avait un mètre de large, et parfois un petit banc en travers. L’engin était propulsé par l’homme à la poupe appuyant sur le fond de l’eau avec sa perche (perga) souvent appelée latte (lata).

• Le récipient contenant le foyer éclairant était une sorte de chaudron à claire-voie que l’on appelait poêle (padena). Placée en déport à l’avant de la barque, à vingt centimètres au-dessus de l’eau, elle était maintenue au navire par deux tiges écartées pour éviter le basculement, lesquelles se regroupaient en une « queue » fixée au plancher par un anneau. Les tiges chauffant, il fallait de temps à autre les refroidir avec de l’eau ;

• Le foyer était alimenté de vieilles souches (de 20 ans !) de pin sylvestre (pin roge). Cette torche de résine s’appelait la tesa. On allait sur le Causse arracher ces souches avec une barre-mine ou une pioche. Pour chaque récalcitrante on l’entourait d’une chaîne fixée à un rayon de la roue de la charrette qui en tournant allait l’arracher. Ces souches débitées, gorgées de résine et allumées, produisaient une grande clarté et un voile de fumée.

• Le harpon à cinq ou 6 dents à barbelures dit foène (fichoira) était fixé par une douille à un manche de quatre mètres de long. Il fallait aiguiser les pointes, car elles s’émoussaient en tapant sur les cailloux.

Fichoire à 6 dents.

• Les paniers à poissons (banastas).

Laissons la parole à Pierre Bouscary :

« On pratiquait de nuit toute l’année et à la demande, avec des pics pour les noces, la fête des Vignes et en période touristique. Excepté quand il pleuvait, par vent du Midi, à la lune nouvelle (les truites sortaient de leurs caves). C’était préférable par nuit noire, car au clair de lune les bêtes nous voyaient. L’hiver par – 10° les lattes gelaient aux mains. Un jour j’ai « cabussé » dans l’eau, au retour à vélo mes habits gelaient, chez moi je me suis frictionné à la gnole (eau-de-vie).

Pour harponner la truite, il fallait taper un peu en avant de façon à l’avoir sur la tête. On les vendait aux restaurants. Pour les mariages nous avions des commandes de plus de cent truites. Pour la fête nous faisions deux luminades. Nous les vendions 25 F le kilo, mais un procès-verbal coûtait 80 F. Avec l’argent nous achetions, vélo, moto, motoculteur…

Pierre Bouscary.

Il y avait un garde par arrondissement qui nous apportait les amendes. Ceux que nous craignions le plus étaient les gendarmes. Ils descendaient à cheval ou à vélo du Massegros. On leur crevait les roues. Un habitant du Villaret leur a même tiré dessus ! Nous cachions la barque dans les « abicasses » (aulnes). Avant de la prendre, l’on tapait dans la végétation afin de débusquer les gendarmes. Ceux-ci ont été plusieurs fois poussés à l’eau, cela finissait avec amende, tribunal et même prison. Un jour ils ont traversé le Tarn à gué et nous ont poursuivis sur l’autre rive ; nous avons grimpé sur des peupliers et ils ne nous ont pas eus !

Le jour ils nous repéraient à l’odeur de résine brûlée de nos habits ou par dénonciation.

Avec mon équipe nous allions pêcher dans les Détroits, là ils ne pouvaient pas venir. Parfois certains se laissaient acheter.

En 1943 et 1944, il fallut arrêter. Nos lumières auraient prêté à confusion aux parachutages pour les maquis ; puis les Allemands nous tiraient dessus, ainsi Poverel et Espinasse à Rivière-sur-Tarn, en ont réchappé de justesse, mais le lendemain Poverel est mort… de peur, paraît-il, d’après le Docteur.
Notre équipe n’a pas été attrapée, il faut dire que j’avais de bons rapports avec certains gendarmes… »

Ensuite Pierre me confie les noms des braconniers alentour, leurs lieux de pêche. Ses yeux pétillent malicieusement ; il me semble y voir pointer la clarté de la tesa, l’éclat vif d’une truite qui disparaît derrière l’écran de fumée.

Alain Bouviala

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