Causses et vallées

La construction du pont du Rozier sur la Muse

S’il est un pont qui a fait couler beaucoup d’encre dans les communes de Peyreleau, Saint André de Vézines, Liaucous, Mostuéjouls…c’est bien celui du Rozier. Autrefois on traversait la Muse en barque. Cette barque est mentionnée en 1336 dans une transaction entre le vicomte de Creissels et le roi Philippe VI de Valois (Livre de l’Epervier, archives municipales de Millau).

En 1603, le prieur du Rozier baille à P. Froment de la Muse la construction d’une barque. Les moines du Rozier étaient tenus de fournir une barque et de payer le batelier qui percevait un droit sur tous les passages dont il reversait une partie aux moines. En 1748, François d’Albignac, seigneur de Peyreleau baille à titre de ferme à Jean Jory et P. Fages travailleurs du lieu du Rozier, le droit de passer les gens sur la rivière du Tarn, à charge pour eux de transborder gratis ledit Seigneur ainsi que toutes les personnes et domestiques de sa maison et tous les messagers qu’il sera obligé d’envoyer en campagne.

Le premier pont

Lorsque le chemin de Millau à Meyrueis fut décidé, la construction du premier pont fut projetée le 5 avril 1838 pour remplacer un bac. La mention du projet figure dans la presse de l’époque «  l’Echo de la Dourbie » (Edition du 26 mars 1843). L’enquête « de commodo » est de novembre de la même année (Echo du 19 novembre). L’affaire piétina alors, car il faudra attendre le 23 mars 1850 pour voir annoncer que l’adjudication des travaux aurait lieu le 13 avril suivant et que le pont serait à péage.

On avait besoin de souscripteurs aux actions à la Société du Pont du Rozier, et pour cela on fit le tour des communes. De nombreuses personnes de Peyreleau, de St André ou des environs ont été démarchées. Ce qui nous a valus, dans l’écho de la Dourbie du 8 décembre 1849 des vers assez savoureux du sympathique poète Laurent Baldous, de Mostuéjouls. Le malheureux poète, qui avait mis quatre sous de côté, s’était avisé de souscrire des actions à la Société du Pont du Rozier. Naturellement, aux yeux de sa chère moitié, c’était là de l’argent proprement jeté au Tarn, et elle se chargea de le lui faire comprendre, à sa manière : aussi ce placement de père de famille rapporta-t-il tout de suite au ménage beaucoup plus de divisions que de dividendes.

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Nous pouvons lire dans l’édition du journal local l’Echo de la Dourbie du 23 mars 1850 : « Le 13 avril prochain, a dix heures du matin, il sera procédé à Rodez, en conseil de préfecture, à l’adjudication des travaux à exécuter pour la construction d’un pont en maçonnerie sur le Tarn, au passage du Rozier, moyennant concession de péage et deux subventions de 10 000 francs, dont une sur le fonds du Trésor et l’autre sur les fonds du département ». Une souscription publique s’éleva à 30 000 francs. Le département de l’Aveyron promit 1000 francs, l’Etat approuva le projet et en promit autant.

Action de 100 francs (1850) © Delcampe

Les travaux commencèrent le 15 mars 1851. Le journal des visites médicales du docteur B. Déjean nous apprend qu’au 4 septembre 1851, que les travaux furent confiés à un maçon de Millau (Benezech dit « Sampette ») ; ils s’élevèrent à la somme de 48 000 francs.

La compagnie du Pont du Rozier, regroupant les souscripteurs, fut constituée. En plus de surveiller le bon déroulement des travaux, son but était de prélever un péage qui, au terme de 99 ans, aurait remboursé et même procuré des bénéfices aux souscripteurs. Albert Carrière dans « Notes sur la région de Peyreleau » nous donne un tarif de ce péage :
Une personne : 0,05, un cheval ou mulet : 0,05, un voyageur à cheval : 0,15, Bœuf ou vache destiné à la vente : 0,10, Voiture à cheval conducteur compris : 0,60, voiture deux chevaux : 1, charrette ou char chargé : 0,40, charrette à deux colliers : 0,30, charrette à trois colliers : 0,50.

La construction du pont de la Muse était sans doute achevée, depuis peu, en novembre 1854, où la Société des actionnaires du Pont, dont le président était M.Vincent Rozier (au nom prédestiné), annonçait la prochaine adjudication du péage. En même temps serait baillée la maison du péager, contigüe au pont qui pourrait servir d’auberge (Echo de la Dourbie, 25 novembre 1854).

Ce premier pont de la Muse devait être emporté par la crue du 15 septembre 1875. Au 3 septembre 1876 fut fixée l’adjudication des travaux de reconstruction, toujours pour le compte de la société des actionnaires. (Le Millavois, 12 août 1876).

Le deuxième pont

« Sauveterre.- Voici une bonne nouvelle qui fera plaisir à plus d’un de nos lecteurs :
Le pont de La Malène est terminé. Il ne reste plus qu’une petite longueur de parapet à établir. Les voitures commencent à y circuler. Le pont du Rozier est avancé aussi. Toutes les charpentes sont placées, et tous les matériaux sont à pied d’œuvre. » (Revue religieuse du diocèse de Rodez, 12 octobre 1877)

En attendant, le bac du Rozier fut remis en service pour assurer le transbordement des personnes et des biens. Le bac du Rozier était situé à 200 mètres en amont du confluent du Tarn et de la Jonte.

Le 10 août 1878, le journal « Le Millavois » annonçait la mise en vente du bac (avec soulignait-on, un câble tout neuf) qui avait assuré provisoirement le passage.

En 1878, le pont fut reconstruit, mais avec un droit de péage de 1 sou pour les piétons (0,05), 3 sous pour les cavaliers (0,15), 4 sous pour une charrette vide à cheval (0,20), 12 sous pour une voiture à un cheval (0,60) etc.

Le péage est affermé à 3300 francs, le fermier (Hugla péager) en retire 4000 francs.

Le pont de la Muse.

Le 6 avril 1882, le conseil municipal de St André de Vézines critique le péage du Pont du Rozier qui forme une entrave à la libre circulation et qui porte un grave préjudice au commerce et à l’agriculture. Le conseil municipal émet le vœu que le péage du pont du Rozier soit racheté le plus tôt possible (délibération communale du 6 avril 1882). En 1887, Maître Fabié notaire et maire de Peyreleau réunit avec les communes intéressées et les conseils généraux de l’Aveyron et de la Lozère, la somme de 7030 francs pour le rachat du péage. La circulation sur le pont fut gratuite à partir de novembre 1887 (Messager de Millau, 5 novembre 1887).

Ce fait nous est rappelé dans le Journal de l’Aveyron du 1er novembre : « Depuis trois jours, le pont du Rozier est racheté. Les communications avec la Lozère et Meyrueis sont exonérées de cet impôt qui pesait lourdement sur tout le pays. La nouvelle du rachat a été accueillie avec la plus grande satisfaction. »

Le pont en 1892 (© Casimir Julien, Archives départementales de la Lozère)

Le Tarn, semble-t-il, ne voulait pas d’un pont en cet endroit, puisque le 29 septembre 1900, il démolit encore l’ouvrage. Rive droite, côté Aveyron, une pile se coucha dans le lit de la rivière et deux arches furent emportées. La troisième arche, sur la rive lozérienne, résista. L’édifice est depuis connu sous le nom de « pont cassé ».

Un transbordement des marchandises et des troupeaux fut alors organisé à nouveau par le bac, mais les droits de passage étaient trop élevés et ralentissaient le commerce. Le pont étant vital, l’arche manquante fut remplacée par une passerelle métallique comme nous le rappelle Albert Carrière :

« Rive droite, sur les vestiges de l’ancienne, une pile en maçonnerie fut élevée. Une passerelle métallique put s’appuyer sur celle-ci et sur la troisième arche restante, ainsi la circulation fut rétablie. Mais elle risquait d’être endommagée par des chargements trop lourds, elle fut barrée par deux chaînes en fer qu’un gardien averti par une sonnerie, enlevait pour livrer passage la nuit. Etaient considérées comme trop lourdes, les charrettes traînées par deux chevaux et dont le poids dépassait 1.500 kilos. »

La passerelle métallique s’appuyant sur la pile restante du pont (1902).

Pour construire un nouveau pont, les moyens financiers se faisaient moindres et cela n’en finissait pas d’irriter la mairie de St André de Vézines. Cette délibération communale nous le prouve :

« Suite à la crue du 29 septembre 1900, Monsieur le Maire, le 11 novembre expose que le bruit court que l’administration aurait l’intention d’établir un bac pour remplacer le pont du Rozier emporté par l’inondation. Le conseil après examen de la question et se rappelant les graves inconvénients offerts par ce mode de transbordement employé lors de la première chute du pont en 1875. Considérant que pendant 3 ans, la population a souffert de ce système, que tout développement du commerce et de l’industrie a été complètement arrêté. Considérant que le trafic d’aujourd’hui est infiniment supérieur à celui de cette époque, que les Gorges du Tarn, qui alors n’étaient pas encore connues, attirent aujourd’hui les touristes par milliers, que beaucoup de ces touristes viennent en automobiles, ou à bicyclette. Considérant que les communications par voiture dans la direction de Meyrueis, le Causse Méjean et le causse Noir n’ont été ouvertes que longtemps après la reconstruction du pont emporté en 1875, que ces communications ont immédiatement provoqué l’exploitation des forêts jusque là inaccessibles et qui sont aujourd’hui en pleine activité, que les nombreux propriétaires de ces régions ont changé leur système de culture et leurs moyens de transport. Considérant que le principal produit actuel des Causses est aujourd’hui le laitage et que les Causses sont séparés des laiteries par la rivière du Tarn. Considérant que la triste expérience de 1875 à 1879 a démontré l’insuffisance matérielle d’un bac pour assurer tous les services. Considérant que ce système de transbordement offre les plus graves dangers, même pendant les plus faibles crues à cause de la nature torrentueuse du Tarn. Le conseil municipal dans l’intérêt de tous, proteste de toutes ses forces contre l’établissement d’un bac et demande une passerelle en charpente de fer ou de bois pouvant livrer passage aux quatre courriers quotidiens et aux voitures attelées. Ils ajoutent que de grands intérêts se trouvent en jeu ».

Et le 10 novembre 1901, le conseil municipal de St André en ajoute un second passage :

« Considérant que la reconstruction du pont du Rozier présente un caractère d’urgence incontestée, et qu’il est nécessaire de choisir l’emplacement qui donnera satisfaction au désir unanime de la population, émet le vœu que cet emplacement soit fixé en aval de l’ancien pont, et le plus près possible du village du Rozier. Cette solution présente de nombreux et importants avantages. Elle éviterait d’abord un circuit de 700 mètres pour aller, soit à Millau, soit à Aguessac où se trouve la gare la plus rapprochée de Saint André, cette gare dessert en outre toute la région de Meyrueis, le Causse Noir et le Causse Méjean. Il s’ensuit que la route passant par ce pont est très fréquentée et que ce circuit inutile cause de grosses pertes de temps journellement, aux habitants de la région, tant de la rive droite que de la rive gauche du Tarn. En choisissant l’emplacement désiré plus près du village du Rozier on éviterait à l’administration l’entretien couteux de cette route, depuis la maison des frères Vidal jusqu’à l’ancien pont. On éviterait aussi au public, les dangers graves que présente une route par suite des éboulements très fréquents. C’est ainsi que le docteur Olier d’Aguessac venant de voir un malade au Rozier, au commencement d’octobre dernier, a été victime d’un grave accident. La remise et la maison du vieux pont ont souvent leurs portails, portes et fenêtres abîmés par les grosses pierres descendant de la colline très escarpée qui domine cette route. L’ancien emplacement présente encore le grave inconvénient d’être resserré. Pendant les fortes pluies, les eaux faute de place en largeur, atteignent des hauteurs très grandes. C’est ainsi qu’en 1900, elles sont passées pendant une heure environ, par-dessus les parapets du pont avant que celui-ci ne fût emporté. Cela n’a rien de surprenant, puisque le pont de St Préjet, situé en amont, a été lui-même submergé alors qu’il y a cinq arches au lieu de trois, et offre par conséquent plus de place à l’enlèvement des eaux. Il en serait de même à l’avenir à cet emplacement. De plus, pour aboutir à un pont nécessairement plus élevé que l’ancien, il faudrait combler les rez-de-chaussée des maisons voisines ce qui coûterait aux départements intéressés de très lourdes indemnités et amènerait des pentes rapides inadmissibles sur la route nationale de la rive droite. L’ancien emplacement présenterait encore un inconvénient des plus graves, celui d’exiger l’enlèvement de la passerelle existante pendant la construction du nouveau pont ce qui aurait pour conséquence, l’interruption complète de la circulation et causerait des préjudices très nuisibles à tous les habitants. Pour tous ces motifs et aussi en raison de l’insistance très vive avec laquelle la population de la région entière demande pour le nouveau pont un emplacement situé bien en aval de l’ancien, le conseil municipal de St André de Vézines prie l’administration et les conseils généraux intéressés de donner à son vœu, la suite qu’il comporte et de faire faire les études et les sondages nécessaires, le plus près possible du village du Rozier » (Délibération de la commune de St André, 10 novembre 1901).

Dès avril 1901, on trouvait cette solution provisoire « très insuffisante » et le conseil général émettait lui aussi un vœu pour la reconstruction du pont (Messager de Millau, 27 avril 1901).

Le pont cassé.

Alors que l’on travaillait à réparer la passerelle de la Muze, en attendant la construction d’un nouveau pont, un drame survint. Le 11 février 1902, le corps du sieur Delclaux Pierre, chef de chantier de M. Perségol, entrepreneur à Peyreleau, fut découvert dans le Tarn, à 5 ou 6 mètres en aval de la passerelle remplaçant l’ancien pont de la Muse.

L’autopsie faite par le docteur Lubac, médecin légiste, établit que la mort de Delclaux était due à un violent coup sur la région gauche du front, coup porté à l’aide d’un corps contondant. Le corps avait été ensuite jeté dans le Tarn. Les minutieuses recherches auxquelles il fut procédé à l’époque, ne permirent pas de découvrir le ou les auteurs de cet assassinat et l’affaire fut provisoirement classée. Un soir d’août 1907, les gendarmes de Peyreleau procédaient à l’arrestation d’un vagabond nommé B. Léon, lequel, un peu pris de boisson, tenait des propos compromettants, relativement au meurtre de Delclaux.

Transféré à Millau, B. renouvelait ses déclarations au Parquet et désignait formellement les auteurs du crime, en faisant connaître les circonstances dans lesquelles il avait été perpétré. Un transport de justice fut décidé, et lundi matin 5 août, les magistrats et le dénonciateur, escorté de deux gendarmes, se rendaient à la Muse. Là, B. fit le récit de la scène du crime, tel qu’elle s’était rapidement déroulée devant lui ; diverses expériences très concluantes furent faites ; après quoi les auteurs désignés furent interrogés et confrontés avec leur dénonciateur.

L’un deux, nommé B. Casimir, maçon à Peyreleau, ayant établi par témoin l’emploi de son temps au moment où le crime s’accomplissait, a été laissé en liberté.

L’autre inculpé, nommé B. Fortuné, 44 ans, aubergiste à la Muse, n’a pu donner que des explications embarrassées. Devant ses réponses contradictoires, le juge d’instruction l’a mis sous mandat de dépôt et l’a fait transférer à Millau où il a été écroué à la Maison d’arrêt. Cette affaire aura probablement son dénouement aux prochaines assises de l’Aveyron. (Messager de Millau, 10 août 1907). Innocenté par la justice, s’ensuivent plusieurs arrestations, mais le coupable n’a jamais été retrouvé.

Le pont actuel

Le nouveau pont (1907).

Le nouveau pont quant à lui, mis en adjudication le 4 août 1904 (Messager de Millau, 30 juillet 1904) fut reconstruit à partir du 4 octobre de cette même année, sous la conduite de M. Lacombe. Conçu par M. Lapeyronie, entrepreneur à Béziers, les plans furent dressés par l’ingénieur Le Cornec (Camille Toulouse, Indépendant Millavois, juin-juillet 1918).

Il relie le carrefour de la Muze (où s’éleva en 1927 le monument Martel-Armand), 200 mètres en aval de l’ancien pont, l’emplacement étant sans doute jugé plus sûr en raison de l’évasement plus large de la vallée et de l’éloignement par rapport au dernier coude du Tarn en amont. Louis Armand (1854-1921) forgeron du Rozier, plus connu pour ses explorations souterraines, devint scaphandrier et posa au fond de l’eau les premières assises.

Le pont flambant neuf (1907).

Les travaux furent terminés en avril 1907 et s’élevèrent à la somme de 176 000 francs. On notera au passage que, de son côté, la route des Gorges du Tarn, toute voisine, allait être achevée en 1909.

Image bucolique au début des années 1920.

Autrefois illuminé, le « Pont Cassé » suscite toujours la curiosité des touristes et des photographes. Une association a même vu le jour en octobre 2014 pour sa sauvegarde, visant à préserver l’arche restante. Ce pont est aussi utilisé par les sportifs en quête de sensations fortes, qui placent là leur highline (Rassemblement les marteaux et l’enclume).

Marc Parguel

Vue aérienne vers 1950.

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