Scène d’horreur à Creissels : une truie dévore un jeune garçon

Bernard Maury
Bernard Maury
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Le vendredi 13 juillet 1440, vers 15h, Marcellin Gasc et Jacques Gary, âgés respectivement de 5 et 6 ans, jouent dans la « gannelle » (petite rue) qui relie la « Place de Planadieu » au lavoir « dels Balz ». Cette rue longe le canal qui traverse le village du sud-ouest au nord-est. A partir de l’aire commune de battage, dite « de Carbon », près du « Baoumas », le canal est alimenté par le ruisseau de Cabrières qui, après avoir pris sa source à la Dous, « débourdèle » (tombe), de cascades en cascades, jusqu’au Tarn.

Le « Baoumas ».

Au lavoir, les mères des deux enfants avec d’autres femmes parlent ou chantent à tue-tête, car leurs paroles sont souvent couvertes par le bruit des coups de battoirs assénés sur le linge. Maintenant, les enfants se sont approchés du bord du canal, car Marcellin vient d’avoir une idée. A intervalles réguliers, il jette dans l’eau deux ou trois morceaux de bois qui sont entrainés par le courant dans une course désordonnée, mais observée attentivement par les deux garçons. Jacques « acoucoulé » (accroupi) quelques mètres en aval, saisit le morceau de bois qui passe le premier devant lui et le déclare vainqueur en le levant fièrement au-dessus de sa tête. Les rires des enfants rassurent les mères et leurs évitent ainsi une surveillance visuelle presque constante qui les aurait détournées de leur labeur.

Ne trouvant plus de morceaux de bois, Marcellin appelle Jacques pour aller en chercher au « Planadieu ». Sur la place divaguent sept ou huit porcs, dont une énorme truie suitée d’une dizaine de porcelets. A cette époque, à Creissels, comme dans tous les villages du royaume, les cochons grouillent en liberté dans les rues pour les nettoyer des immondices, des « cusques » (restes de repas) et des « escoubilles » (ordures) jetés par les habitants. Marcellin débouche en trombe au milieu des animaux et affole les porcelets qui courent dans tous les sens. C’est le drame. Voulant défendre ses petits, la truie devenue « cabourde » (folle) fonce sur le garçonnet. Elle le renverse et s’acharne sur lui en le mordant sur toutes les parties du corps. Arrivé sur les lieux, Jacques est horrifié en apercevant la scène. Dévoré vivant, Marcellin hurle de douleur.

En larmes, Jacques, « estrélissé » (troublé) et désemparé, se précipite vers le lavoir. Ses cris d’effroi alertent les lavandières qui, armées de leurs battoirs, accourent sur la place. Trop tard. Marcellin n’est plus qu’un corps disloqué, « débusi » (défait) et ensanglanté, encore fouillé par le groin du porc. Jeanne, la mère de Marcellin, frappe l’animal meurtrier avec son battoir, imitée par les autres femmes. Tous les cochons « décanillent » (partent précipitamment) en couinant vers le « Pourtal de la Boubino ».

Jeanne s’empare du corps inanimé de son fils et court par la rue du four commun jusqu’à l’Hôpital Sainte-Croix, situé dans la rue « Peyre Fréjal ». Barthélémy Vernhet, le « commandayre » (l’économe) qui l’accueille lui apprend que le chirurgien-barbier Joseph Bourles est absent. Il a été appelé pour intervenir à l’Hôpital Mage de Millau.

Croix discoïdale, rue Peyre Fréjal.

L’économe conduit Jeanne à la « mayre » (mère) qui, malheureusement, ne peut que constater le décès de Marcellin. Pendant ce temps, les autres femmes sont allées à la « Place del Pourtal » pour informer les trois « Consuls modernes » qui siègent chaque vendredi après-midi à la Maison Consulaire avec leurs quatre « Conseillers politiques ».

Immédiatement, ils décident de requérir François Marti, le Capitaine du château, en lui donnant la mission de capturer les cochons. Sous les ordres de leur chef, dix archers (désignés parmi les « gens de guerre » qui gardent le château et assurent la sécurité de Creissels) quittent le château et rentrent dans le village par le « Pourtal de Malacava ».

Arrivés au « Pourtal de la Boubino », ils cernent tous les porcs contre le rempart « du nom de la dite Porte », puis ils les incarcèrent dans « l’étable à pourceaux » de Louis Fossemale qui habite près de la porte. Le château ne disposant pas de prison assez grande, les cochons vont devoir croupir plusieurs jours dans cette porcherie devenue leur geôle et gardée jour et nuit par deux soldats.

Averti du crime épouvantable, Estienne Gasc, le père de Marcellin qui gardait ses brebis dans le champ de la Comtal, se précipite en son domicile pour se recueillir devant la dépouille de son fils et tenter de consoler sa femme. En vain. Il se rend ensuite à la Maison Consulaire pour consulter Henri Mourrut, le 1er Consul de Creissels. Celui-ci l’assure qu’il va saisir dès que possible Raymond Peyrusse, le Procureur Juridictionnel chargé des affaires criminelles, afin que les responsables de ce meurtre soient poursuivis.

Durant trois semaines, ce magistrat « tissous » (tatillon) va instruire le procès pénal en recueillant les déclarations de Jacques, des parents de Marcellin, des lavandières, des consuls, de l’économe et de la Mère de l’Hôpital, des soldats, du Prieur Arnaud Séguret, du curé Pierre Bages, et des époux Galtier, propriétaires de l’animal. Lors de son interrogatoire, Catherine, l’épouse d’Antoine Galtier, affirme :

« La truie s’est toujours montrée vertueuse et bien élevée, tant à la maison qu’en dehors des murs. »

Après l’audition des témoins et vu leurs dépositions affirmatives concernant le meurtre imputé à l’accusé, le procureur requiert la mise en accusation de la truie et de ses complices en soumettant ses réquisitions à Jean de Montcalm, licencié en droit, juge ordinaire du lieu et mandement de Creissels. Le juge a été nommé par Jean IV d’Armagnac, vicomte de Creissels et de Lomagne, qui a le droit de haute justice sur ses terres.

Au Moyen-Age, selon Jules Artières, les juges de Creissels tenaient « leurs audiences en plein air, sur la limite de la Commune, à l’intercession du chemin de Millau avec le ravin de Souloumiac ou de Miejas-solas ; le juge était assis sur « una cadieyra de tieure, al pe de un noguia, justa lo cami real » (siège en pierre, au pied d’un noyer, près de la route royale).

Ainsi le lundi 7 août 1440, dès potron-minet, toute la population de Creissels emprunte le chemin de Souloumiac pour se rendre à l’audience. La « campana de la tourre del castel » (cloche de la tour du château) sonne neuf coups lorsque sous le noyer, à la droite du siège du juge, se positionnent les Consuls et les Conseillers, le Curé et le Prieur, le Capitaine et le Procureur qui place près de lui Estienne et Jeanne Gasc.

De l’autre côté du siège du juge, se trouvent les autres témoins et les propriétaires de tous les cochons. Escortés par dix soldats, cinq tombereaux qui « carrègent » (transportent) les porcs arrivent sur les lieux. Débarqués, les animaux sont entravés à des pieux fixés dans le sol devant le siège du juge.

Vers 9h30, accompagné de son « rafèstunious » (soigneux de sa personne) greffier, le juge Jean de Montcalm arrive pour présider la « Cort de Miejas-solas » (Tribunal de Miejassoles). Avec toute la solennité requise il ouvre séance, puis, avant de s’asseoir, il demande au greffier de lire l’acte d’accusation qui relate les « dicts faicts » et les investigations menées par le Procureur durant l’instruction de l’affaire.

Ensuite les témoins défilent à la barre. A tour de rôle, chaque lavandière soutient que « par leurs grognements et leurs attitudes belliqueuses » les porcins avaient encouragé la truie et cautionné ainsi l’agression. Avocats de leur truie, le pauvre et « malafiaitch » (maladroit) Antoine Galtier la défend sans être convaincant, et son épouse Catherine, toujours aussi « trèbe » (sotte), continue d’affirmer et ne cesse de répéter que sa truie est « vertueuse et bien élevée ». Elle déclenche évidemment, dans l’assistance, les sarcasmes de quelques « trufaires » (moqueurs).

Gravure représentant le procès d’une truie accusée d’avoir dévoré un enfant.

Quant aux propriétaires des autres cochons, ils se montrent peu prolixes pour répondre aux questions du juge, mais ils n’oublieront pas les témoignages des lavandières… Enfin, très « estrémoussés » (émus), se présentent successivement le jeune Jacques Gary et les parents de Marcellin. Leurs voix entrecoupées de sanglots émeuvent l’assistance d’où s’échappent, de plus en plus nombreux, les cris : « à mort les porcs ! ».

Le juge réclame le silence en menaçant de faire intervenir les soldats. Le calme revenu, il donne la parole au Procureur. Celui-ci va « s’escouiller » (se fatiguer) à obtenir un verdict très sévère. Ainsi, dans ses réquisitions il accuse la truie d’avoir commis un « acte blasphématoire » puisque le crime (dévorer un enfant) a eu lieu un vendredi !

Par conséquent, il invoque les circonstances aggravantes. Elles seront retenues par le juge. En effet, la sentence qu’il prononce est sans indulgence. En voici un extrait :

« Les informations faictes pour raison du dict cas, interrogatoires des dicts époux Galtier et autres propriétaires des pourceaux, avec la visitation faicte de la dicte truye et autres dicts pourceaux, à l’instant du dict cas advenu et tout considéré en conseil, il a été conclu et advisé par justice que pour la cruauté commise par la dicte truye, elle sera exterminée par mort et pour ce faire sera pendue par l’exécuteur de la haulte justice en un arbre sur la plassa grande dicte de Lomagne du dict lieu avec tous les autres dicts pourceaux. Item, sept jours après la dicte pendaison, pour le faict commis un vendredi, la dicte truye sera démembrée en quartiers qui seront brûlés sur un bûcher élevé sur la dicte plassa. Item, les cendres de la dicte truye seront jetées dans le ruisseau de Cabrières ».

Si la sentence suscite dans l’assistance des mouvements de satisfaction, quelques cris de mécontentement fusent du côté des propriétaires des porcs. Ils s’étouffent rapidement quand les archers s’avancent vers leurs auteurs d’un pas décidé.

L’audience est levée. Les condamnés sont réincarcérés en attendant le jour de leur l’exécution. Elle sera publique et aura lieu le vendredi 12 août à 11 h, sur la Place de Lomagne.

Ce jour-là, tous les habitants se rassemblent autour des tilleuls de la place qui doivent servir de gibets aux pendus. Mais, à la grande déception des curieux, il n’y a qu’une charrette transportant la truie qui se présente sur la place. En effet, le Prieur n’a pas pu admettre l’important préjudice économique que représente la perte des cochons pour leurs propriétaires qui sont tous « dans la misse » (vivre misérablement). Il a donc adressé une missive à Jean IV d’Armagnac, vicomte de Creissels et de Lomagne, pour solliciter sa clémence en l’implorant d’amnistier les témoins ! Le village sortant d’une période de disette, le vicomte a tenu compte de cette supplique et a ordonné « que punition soit levée et pourceaux relâchés ».

Gravure représentant l’étranglement de la truie avant sa pendaison.

Sous un des tilleuls, une estrade a été dressée sur laquelle le bourreau attend la truie. Celle-ci, aiguillonnée par les lances de deux soldats, gravit en grognant un plan incliné pour accéder sur le lieu du supplice. Après la lecture de la sentence par le greffier du tribunal, le bourreau étrangle la truie avec un long garrot de cuir. Elle « s’estabanie » (s’évanouit) rapidement et définitivement sous les applaudissements de la foule. Aidé par les deux soldats, l’exécuteur la pend par les deux pieds de derrière à une grosse branche du tilleul suivant la coutume de la vicomté.

Le vendredi 19 août, au lever du jour, le bourreau monte dans le tilleul en grimpant sur un « escaras » (échelle pour cueillir les cerises) pour découper la truie. Exposée depuis une semaine, elle est devenue noire et « coufle » (gonflée) et les « agasses » (pies) lui ont crevé les yeux. Après l’avoir décapitée, il la partage avec sa « destral » (hache) en quatre morceaux. Déjà, les villageois de plus en plus nombreux, se pressent autour du bûcher érigé la veille par le bourreau. Après avoir déposé les cinq parties de la truie sur les fagots, il enflamme à l’aide d’une torche les herbes sèches disposées à la base du bûcher qui s’embrase rapidement. La chaleur du « radal » (brasier) mais aussi l’odeur de la viande qui se « rabastine » (grille) en cramant fait reculer les curieux qui abandonnent la place pour se rendre au marché sur la « Place del Pourtal ». En fin d’après-midi, conformément aux prescriptions du jugement les cendres sont jetées dans le ruisseau.

Le compte du 15 août 1440 qui rappelle les différents frais occasionnés par cette affaire judiciaire a été présenté pour règlement à Antoine Galtier, propriétaire de la truie. Il précise le montant de chaque facture :

« Pour dépenses faictes pour les pourceaux dedans la geôle, quinze sols. Item, pour les tombereaux qui les transportèrent à la justice, douze sols. Item, au maître des haultes oeuvres, qui vint de Millau à Creissels faire l’exécution de la truye par le commandement et ordonnance du juge dudict lieu et du procureur juridictionnel, cinquante-quatre sols. Item, pour la charette qui mena la dicte truye au supplice, six sols. Item, pour les cordes servant à la lier et hâler, deux sols. Item, pour les fagots destinés au bûcher, dix sols ».

Des affaires judiciaires similaires à celle qui vient d’être racontée et mettant en cause différentes espèces d’animaux ont été instruites et jugées dans différents lieux du Royaume de France jusqu’en 1750 ! Quant au récit ci-dessus, où la fiction de l’histoire se mêle étroitement à la réalité des lieux, il a été créé par un « imaginâïré » (qui a des idées singulières) animé du désir de divertir et d’intéresser le lecteur…

Bernard Maury

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