Patrimoine millavois

Patrimoine millavois : Le Pont Vieux

Un peu en amont du Pont Lerouge, on aperçoit deux arches d’un pont ancien dit le « Pont Vieux ». La seconde pile porte un moulin. Celui-ci remplaça un antique pont d’origine romaine située bien en amont. En effet, l’ancien lieu de passage sur le Tarn se trouvait au pied de la « Terre Noire », à l’endroit appelé « Le Trajet », là où la voie romaine, après avoir traversé la vieille ville, de la Porte de l’Ayrolle à la Porte Saint Antoine, atteignait la berge du Tarn au lieu-dit La Grave.

Dieudonné Rey, nous apporte des précisions : « Lorsque ce pont a été construit, il a été relié sur la rive gauche, d’un côté avec la voie romaine, et de l’autre côté avec le chemin conduisant à la Vicomté de Creissels. Depuis lors, l’itinéraire par la Maladrerie a naturellement été bien moins fréquenté. » (Le Pont vieux de Millau, Artières et Maury, 1923)

Voici l’endroit où était édifié le premier pont de Millau.

Au XIe siècle, ou plus tôt, on décida la construction d’un pont, bien plus en aval de l’ancien, pour des raisons pratiques : présence de rochers à l’endroit pour de meilleures assises.
On voulait faire un grand et beau pont jeté sur le Tarn, à l’aval de Millau et qui traverserait les siècles. Il assura, en effet, pendant plus de six cents ans, la communication avec tout le Midi, et sa notoriété était grande dans un temps où de pareils ouvrages étaient rares.
On ne connaît pas la date exacte de sa construction ; on sait seulement qu’en avril 1156, le comte de Barcelone, Raymond IV prince d’Aragon et son neveu le comte de Millau, Raymond Béranger, accordent l’exemption de tous les droits de péage « tant à Millau que sur le pont » au monastère de Sylvanès et à ses religieux (Cartulaire de l’abbaye de Sylvanès).

Une seconde mention de notre pont se trouve dans une enquête faite en 1262 sur les droits des Rois d’Aragon en Gevaudan. Aymoin de Montrodat « accepit villam de Amiliavo et pontem, et turrim (pont et donjon), sine aliquo ostaculo » (Archives de la Lozère, G.457).
Dans les actes du XIIIe siècle, cet édifice porte simplement le nom de « Pont ». Mais à partir de la construction du Pont Neuf (de Cureplats) plus à l’Est, en 1287, il prend la dénomination de Pont Vieux (Pons vetus), qui lui est resté durant toute son existence.

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L’historien « De Gaujal » voulait faire remonter l’origine de ce pont Vieux aux Romains. Il le nomma même « Pont de César », « parce que tous les ouvrages des Romains ont été attribués à César, ou aux Césars » (Annales du Rouergue, 1824) . Dans ses Etudes Historiques, publiées en 1858, il mentionne qu’il a été « bâti par Fabius l’Allobrogique, 70 ans avant la conquête des Gaules et il reste encore deux arches ». Mais ces suppositions ne tiennent pas, les deux arches qu’il nous reste ne sont pas romaines. Peut-être De Gaujal s’est-il laissé influencer par le document que nous reproduisons ci-dessous :

Extrait de l’Armorial de la Planche (1669) Gouvernement de Guyenne, sénéchaussée du Rouergue.

Le péage

Lieu de passage stratégique depuis l’antiquité, le Pont Vieux a créé de nombreuses tensions entre les vicomtes de Creyssels et les consuls de Millau, jusqu’à un accord passé en 1339.
Il a été selon toute vraisemblance bâti au moyen d’impositions sur les habitants. En compensation, et comme l’atteste le titre de 1156, des droits de péage étaient prélevés au profit des Vicomtes de Millau et de leurs successeurs.

Mais de l’autre côté de la rive, les comtes de Rodez, possesseur de la vicomté de Creissels exigeaient des passants et des marchands des droits de leude et de péage, lesquels étaient perçus à l’entrée de leurs possessions.

Cette dualité de perception n’était pas sans créer certains désordres, c’est pourquoi on résolut d’unifier tous ces péages et ne les percevoir uniquement que sur le Pont Vieux.

Aussi, le 3 juillet 1339, une transaction eut lieu entre le Roi, qui avait succédé aux Vicomtes de Millau, le Vicomte de Creissels et le commandeur de Ste Eulalie du Larzac. Les nombreux actes relatifs à cette transaction furent consignés dans le « Livre de l’Epervier », ainsi nommé parce qu’un épervier est dessiné à la première page : cet oiseau, considéré comme le roi des oiseaux de chasse, était franc de péage et affranchissait de ces droits les oiseaux qui l’accompagnaient.

Livre de l’Epervier (archives de Millau).

Celui-ci indiquait les marchandises exemptes de droit de péage, fixait les limites du péage du port du Rozier (à l’entrée des Gorges du Tarn) au port de Broquiès (en amont d’Albi) ainsi que le tarif préférentiel accordé aux marchands du Rouergue, du Gévaudan et de l’Auvergne. Cette transaction tiendra jusqu’à la destruction de deux arches du Pont Vieux par une crue du Tarn, le 8 janvier 1758. Seul, le « vieux moulin » sera épargné.

Description du pont

Le Pont Vieux était, disent les actes anciens, très beau fort et inexpugnable. Bâti en pierre, son tablier en forme de dos d’âne peu prononcé comptait 17 arches en plein cintre d’inégale ouverture qui allait en s’abaissant à mesure qu’on avançait vers les pentes du Larzac, il aboutissait non loin de la Maladrerie.

Les huit premières franchissant le lit ordinaire du cours d’eau variaient entre 11 et 15 mètres d’ouverture. Les autres décroissaient ensuite rapidement, comme largeur et comme hauteur, pour se raccorder, au moyen d’une chaussée en remblai de terre, avec les terrains de la rive gauche.

Dieudonné Rey nous donne de plus amples précisions : « La longueur totale du pont était de 218 mètres. La largeur de 4 mètres. Celle des piles, de 8 m. 40 dans le sens du cours de la rivière et dans l’autre sens, de 4 m.60. Les avant-becs formaient une saillie de 3m.40, ce qui donnait presque un triangle équilatéral. Les arrière-becs étaient rectangulaires, avec 0m.80 de saillie, formant gare d’évitement, fort utile à raison de la faible largeur du passage » (Le pont vieux de Millau, 1923).

Il était défendu côté Millau par trois tours sur les trois premières piles d’une hauteur avoisinant 9 mètres ; l’une d’elles abritait à partir du XIVe siècle, un moulin à farine à deux meules. Les grandes tours étaient à « créneaulx et canonnières » ; en temps de guerre, on y mettait des soldats en garnison et les portes y étaient fermées. Seule la seconde tour était habitable et accueillait le percepteur des péages.Une croix était fixée à la sixième pile, sur le bec d’amont. A sa sortie, du côté de Creissels, étaient placées les fourches patibulaires où l’exécuteur des hautes œuvres pendait les condamnés à mort. Un pilier de maçonnerie avec ses chaînes de fer, situé tout à fait au débouché du pont, et qui a subsisté tout le moyen âge portait le nom de pilier d’Huc Olivier (Lo pilar d’en huc Olevier).

Il avait été construit spécialement en 1318, par ordre du sénéchal du Rouergue, Pierre de Ferrières, pour le supplice d’un notable habitant, poursuivi et condamné au feu, comme suspect de crime de sorcellerie.

Maquette du pont.

Dans un enquête faite le 2 septembre 1539, le Pont Vieux est décrit ainsi : « Disons, moyennant serment, qu’en la ville de Millau et près les murailles d’icelle passe le fleuve le Tarn, et le grand passage de marchands conduisant leurs marchandises et denrées des païs de Rouergue, ault et bas, Aulvergne, Bourges, Paris, Rouen,  Normandie, Lemouzin, Quercy viennent passer audit Millau par un grand et beau pont basti de pierre, auquel pont a deux grands tours deffensables à carneaulx et canonnières, et une maison au mylieu du pont et ung mouli à farine à deux meules édifiez dans la forteresse d’une desdites tours, lequel pont à de long trois cens quarante aulsnes, mesure de Montpellier, estant la aulsne de quatre pans ung grand pas d’homme marchand à pied, auquel pont, ainsi comme dict est, basti de pierre, a dix-sept voultes, arcz et pilliers ». (Devis des réparations, archives communales)

Principales crues et destruction du pont

Débordement au mois d’octobre 1351 de la rivière du Tarn, grando Tarnado, qui cause de grands dommages au Pont Vieux de Millau.

En 1393, une nouvelle crue du Tarn l’endommage. Le 6 août 1403, certaines rumeurs s’étaient répandues. On disait que plusieurs piles étaient affouillées et que le pont était en péril. Les consuls alarmés assemblent d’urgence tous les pêcheurs et les maîtres maçons de la ville. On visite toutes les arches, et les plongeurs (cabusayres) constatent que les fondations sont en très bon état. Satisfaits de cette assurance, les Consuls payent à boire sur le champ aux personnes qui avaient prêté leur concours à ces vérifications (Dieudonné Rey, le Pont vieux de Millau, 1923).

L’enquête de 1532 mentionne : « en brief et de prochain, est besoing réparer deux piliers du pont vieulx qui s’en vont par terre, mêmement de faire rédifier les piliers que sont au mylieu de ladite rivière du Tarn…Et il y a dix sept arcs et en a deux entr’autres qu’est besoin de les réedifier pour ce que deviennent à ruine, et mesmement deux que sont au milieu de la rivière de Tarn que sont les quatrième et sixième. Et aussi sur ledit pont y a trois tours dont les deux s’en vont en ruine si l’on ne donne l’ordre de les réparer, ainsi qu’est tout nothoire ».

Le pont vieux (d’après Plan de Millau,XVIIe siècle, cabinet des Estampes, Va 12, t.1)

Le plan de l’ingénieur Montal, dressé, en 1750, contient un profil de la 7e pile, qui donne une triste idée de l’état de cet ouvrage.

Depuis longtemps le Pont Vieux menaçait de ruine. Des inondations, survenues en 1751, 1755 et 1757, l’avaient fortement ébranlé, jetant l’alarme au sein de la ville ; à diverses reprises, l’Administration communale s’était adressé à la l’Intendant de la Généralité de Montauban, pour obtenir la réparation ; mais celui-ci ne voulut jamais rien faire.

Et le 8 janvier 1758… il était exactement sept heures du matin, quand M. Jean de Sarret, maire de Millau, fut averti que le principal pont de sa ville venait d’être emporté par la crue. Accompagné de ses quatre consuls : Joseph Honoré Descuret, Pierre Boyer, Jean Louis Rey, Jean Pierre Lavit, le premier magistrat se transporta aussitôt sur les lieux. Sous la poussée des eaux, deux arches avaient cédé, la septième et huitième en partant de la rive droite rendant tout passage impossible.

Restes du Pont Vieux.

Ce désastre jette la consternation en Ville et l’Administration municipale décida que la Ville établira à ses frais un Bac en chêne robuste pour passer le Tarn, et que le service en sera fait gratuitement par deux bateliers, payés par la Commune. Le Bac, placé à côté du Gourp de Bades, est inauguré le 22 janvier. Mais le 23 janvier, il est  décidé de faire payer le droit de passage.

On pensa un temps faire un raccord en bois sur le pont, puis finalement on misa tout sur les bacs et de nombreux accidents dont certains mortels seront recensés. Le 5 octobre 1758, le bac s’étant échappé de la corde qui le tenait ne s’arrêta qu’à Creissels. Il y eut trois noyés.

Un mois après exactement, le 5 novembre périrent noyés cinq marchands du Languedoc et un du Millavois. Ce nouvel accident jeta l’épouvante et la terreur. La méfiance naquit. Plus personne ne voulait se hasarder à emprunter le bac. On réfléchit où placer le bac et on en mit deux en place, l’un aux Ondes et l’autre à la Maladrerie, tout en pensant encore à réparer le Pont Vieux.

Alors que le petit bac des Ondes, touchait le fond de la rivière à la suite de plusieurs crevasses, le 21 août 1760, une requête du Maire Georges de Rozier en vue de réparer le pont arrive sur la table de l’Indendant, mais en vain. Un hiver très rude mit à mal le pont avec une nouvelle montée des eaux et emporta le bac de la Maladrerie au-delà de Peyre.
La crue de 1766 fut spectaculaire, le Tarn s’éleva de 8m 77 centimètres au-dessus des basses eaux.

Début 1769, diverses petites arches du Pont Vieux, à son extrémité, de l’autre côté du Tarn, vers la Terre Noire sont emportées. Durant l’été 1774, l’intendant M.de Terray annonça sa venue à Millau pour constater l’état du pont, ce dernier n’avait plus que six arches existantes. L’intendant promit à la communauté tout son appui pour cette entreprise de restauration, il évoqua même la construction d’un nouveau pont provoquant « une joie inconsidérée » des Millavois. Le temps passa, mais M. de Terray n’était pas homme de parole.

En 1780, Mgr Champion de Cicé vint à Millau. On misa tout sur son aide. L’on ne manqua pas de parler du pont dont six arches étaient encore debout. La ville propose de prendre le tiers de la dépense à sa charge. Il ne s’agirait que de remonter quelques piles et refaire quelques arceaux, mais rien ne fut conclu lors de ce passage.

Le 2 mai 1790, il est décidé de faire fermer « à chaux et à sable » le porche de la grande tour placée sur le pont, après la troisième arche, afin de prévenir les dangers qui peuvent en résulter pour les enfants ou autres personnes qui s’aventureraient sur la partie du quatrième arceau situé au-delà de cette porte.

Les crues suivantes de février 1808, mars 1812 (neuf mètres) furent fatales à notre pont. On parlait dès lors de construire un nouvel édifice. Au printemps de 1817, le préfet d’Estourmel lançait résolument cette idée. Les projets, plans et devis furent confiés à l’ingénieur d’arrondissement des Ponts et Chaussées, Le Rouge. Nous y reviendrons.

Le pont de Milhau, trois arches sont antiques (dessin à la plume et à l’encre de chine de Claude Félix Théodore d’Aligny, 1835)

Aujourd’hui, le Pont Vieux se développe sur une courte longueur au-dessus de la rivière et ne compte plus que deux arches épaisses ménageant une ouverture réduite, justifiées par les violentes crues du Tarn. Sur d’anciens dessins du XIXe, on voit encore très nettement l’arrachement de la troisième arche. Comme le signale Françoise Galès « Des avant-becs triangulaires portant des refuges protègent aussi les deux piles qui, en aval, présentent un talon rectangulaire. La seconde pile dont le talon est très débordant porte encore un moulin, restauré dès le XVIe siècle. » (Millau au Moyen âge, 2015)

Marc Parguel

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